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Culture / Camus est-il vraiment celui que l'on croit?


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Neuf millions d'exemplaires de «L’Etranger» (traduit en soixante-dix langues) et quatre millions sept cent mille exemplaires de «La Peste» ont été à ce jour vendus en France. Editorialistes ou hommes politiques, tous revendiquent l’héritage d’Albert Camus, l’auteur français le plus lu dans le monde. Est-il vraiment le saint laïc dont tous se réclament? Non, non et non, avance Olivier Gloag.



Il plait à droite comme à gauche, au centre comme aux extrêmes, à Emmanuel Macron, Nicolas Sarkozy, Ségolène Royal, George Bush, à l’extrême droite française, à la Fédération anarchiste, au  Figaro, à Alain Finkielkraut, Michel Onfray, BHL, Edwy Plenel, André Comte-Sponville, à Robert Smith du groupe new wave The Cure et à Mark E. Smith du groupe de post-punk britannique The Fall.

Mais est-il vraiment ce saint laïc, cet humaniste accompli, ce philosophe indépassable, ce militant anticolonialiste, ce résistant de la première heure, cet homme épris de justice et opposé à la peine de mort que tous décrivent? Non, non et non!

Dans Oublier Camus, son essai paru ces jours-ci aux Editions de la Fabrique, le quinquagénaire Olivier Gloag, professeur dans une université de Caroline du Nord, le conteste avec force.

Le colonialisme, le colon et ses contradictions

Mort à 47 ans, le 4 janvier 1960, dans un accident de voiture, ce penseur et écrivain adulé, nanti d’un style sobre, précis, fin et ironique, sans cesse traversé par d’angoissants dilemmes moraux,  opposant un stoïcisme insolent à la cruauté des hommes, revendiquant l’absence de compassion et de remords, a multiplié les récits sublimant la domination française en Algérie.

Tant LEtranger que La Peste portent sur des morts d’Arabes, des morts dont la seule fonction est de mettre en lumière les problèmes de conscience de colons français. Récits qui racontent les effets d’une victoire remportée sur une population musulmane, pacifiée et décimée, dont les droits à la terre ont été durement restreints.

L’Etranger porte sur le déni de l’Arabe en tant qu’être humain. Meursault tue un Arabe, mais cet Arabe n’est pas nommé et paraît sans histoire, et bien sûr n’a ni père ni mère. Toutes les descriptions physiques que Camus fait des Arabes sont péjoratives et aucun n’accède au statut de personnage parlant.

Mersaut tue l’Arabe parce qu’il interrompt sa communion avec la nature, parce qu’il n’a pas compris que le jardin, la plage, l’air et la mer sont réservés au colon, que cet univers est fondé sur l’exclusion de l’autre, et quand il admet que tout est fini, quel soulagement! 

«J’avais eu raison, j’avais encore raison, j’avais toujours raison. J’avais vécu de telle façon et j’aurais pu vivre de telle autre. J’avais fait ceci et je n’avais pas fait cela. Je n’avais pas fait telle chose alors que j’avais fait cette autre. Et après? C’était comme si j’avais attendu pendant tout le temps cette minute et cette petite aube où je serais justifié.» 

Dans La Peste, des Arabes meurent en masse de maladie, or le récit de la dévastation d’Oran n’est pas destiné à exprimer ces morts mais les tourments de conscience d’une poignée de Français.

La mission civilisatrice

Un attachement viscéral au colonialisme et au mode de vie des colons traverse les trois romans majeurs, L’Etranger, La Peste et Le Premier Homme et lorsque, dans les dernières années de sa vie, Camus s’oppose violemment à la revendication nationaliste d’indépendance algérienne, il le fait dans le droit fil de la représentation qu’il a donnée de l’Algérie depuis le début de sa carrière littéraire.

Pour lui les forces françaises ont été obligées de prendre des mesures déplaisantes pour répondre à des agressions de la part des indigènes «poussés par leur ardeur religieuse et par l’attrait du pillage». 

Et il déclare en 1958: «Il faut considérer la revendication de l’indépendance nationale algérienne en partie comme une manifestation de ce nouvel impérialisme arabe, dont l’Egypte, présumant de ses forces, prétend prendre la tête, et que, pour le moment, la Russie utilise à des fins de stratégie anti-occidentale. Que cette revendication soit irréelle n’empêche pas, bien au contraire, son utilisation stratégique.»

Les contradictions du personnage

L’homme révolté sera européen ou ne sera pas, et l’ennemi, c’est le communisme. Tout aussi passionnément attaché aux acquis sociaux du Front populaire qu’à la présence française en Algérie, à Madagascar ou en Indochine, Camus joue l’esprit méditerranéen contre l’idéologie allemande, les anarchistes contre les communistes, l’Europe contre le reste du monde, lui contre Sartre, Beauvoir et Les Temps modernes.

En 1937, il soutient le projet «Blum-Viollette», la France doit entreprendre une seconde conquête du peuple algérien, octroyer plus de droits aux élites algériennes, pour mettre celles-ci de son côté. C’est aussi cette année-là qu’il quitte le parti communiste algérien car celui-ci commence à prendre des positions nationalistes.

A partir de novembre 1946, Camus rédige une série d’articles regroupés sous le titre «Ni victimes ni bourreaux» dans lesquels il exprime son refus de choisir entre la violence des colonisateurs et la contre-violence des colonisés: il les considère comme également répréhensibles.

Les massacres de Guelma et de Sétif, pour Camus, c’est une centaine de morts Pieds-noirs. Les 10'000 morts assassinés par l’armée, la police et les milices, c’est juste de la légitime répression. Là, il n'y a pas scandale. Et il explique et réexplique sans cesse dans ses nombreux écrits que ce qui importe, c’est de convaincre le colonisé du bien-fondé du colonialisme.

Par exemple, un de ses articles dans Combat, le 23 mai 1945, intitulé «C’est la justice qui sauvera l’Algérie de la haine», comporte un appel à intensifier la colonisation. Et en 1954, après Dien Bien Phu, il compare les Indochinois qui libèrent leur pays aux Allemands envahissant le France en juin 1940.

Sartre et Camus

«Les lectures contemporaines selon lesquelles Sartre était favorable à la tyrannie, tandis que Camus soutenait la liberté, s'articulent autour de l'engagement anticolonial du premier et de l'anticommunisme du second, plutôt que d'après un bilan objectif de leurs itinéraires et de leurs prises de position», écrit Olivier Gloag qui est tout autant spécialiste de l’un que de l’autre. 

Sartre a dénoncé très tôt l’antisémitisme de Drieu La Rochelle, n’a jamais été l’ombre d’un collaborateur et il a réellement risqué sa vie en s’engageant dans la Résistance. Alors que Camus, contrairement à ce qu’on prétend parfois, n’a pas rejoint la Résistance en 1942. Il a écrit quatre lettres pour un petit magazine entre janvier et août 1944 et c’est tout. Il n’a jamais été le directeur de Combat. Celui-ci était Pascal Pia. 

Pour Sartre, Camus masque ses difficultés intérieures en les nommant mesure méditerranéenne, et décrète qu’il n’y a rien à comprendre parce qu’il n’a rien compris; si chez Camus les sensations priment sur les idées, c’est parce que des idées, il n’en a pas. Il ajoute: Camus nous confie son amour du silence et c’est étrange, pour nous le confier, cet amour, il parle tout le temps, c’est même le champion des bavards.

Bref, son recours à l’absurde n’est que le refus de l’Histoire et le déni de la lutte des peuples colonisés, car refuser de choisir entre colons et colonisés revient à déclarer: je suis pour la violence chronique que les colons exercent sur les colonisés, pour leur surexploitation et leur asservissement par la terreur.

L’Exil et le Royaume, en 1957, est la franche expression premièrement d’une colère contre les intellectuels qui soutiennent l’indépendance, deuxièmement d’un constant paternalisme vis-à-vis des Algériens et troisièmement d’un ressentiment contre tout et n’importe quoi. 

Pour Camus, c’est le colon, cet éducateur, ce sauveur, qui est la victime incomprise d’autochtones ingrats et violents!

La peine de mort

Sur la peine de mort, en fonction du contexte, les engagements de Camus furent intermittents et contradictoires, ce qui n'empêche pas qu'il soit aujourd'hui considéré comme une figure importante de l'abolitionnisme.

En 1944, il est pour la peine de mort. «Il n’est pas question d’épurer beaucoup, il est question d’épurer bien», écrit-il. Ensuite, il signera la pétition demandant à De Gaulle la grâce pour Thierry Maulnier et il interviendra aussi en faveur de Lucien Rebatet. Mais Gisèle Halimi explique qu’il ne voudra jamais intervenir à propos des condamnés à mort algériens ou même dénoncer l’usage de la torture.

Après la sortie du livre d’Henri Alleg, La Question, Claude Mauriac, Jean-Paul Sartre, Roger Martin du Gard, André Malraux, tous acceptent de signer l’appel de Jérôme Lindon contre l’usage de la torture, tous, sauf Camus.

Réflexions sur la guillotine nous apprend que ce n’est pas la peine de mort qui le tracasse mais la façon de tuer: il voudrait que la science puisse servir à tuer décemment.

Camus et les femmes

L’homme absurde est un Don Juan qui préfère la quantité à la qualité. 

Mille pages, huit cent lettres à Maria Casarès avec laquelle il a vécu une passion tumultueuse. Dans quasiment chaque lettre, Camus se plaint de son sort. La jalousie sexuelle est un thème primordial dans son œuvre. La femme indépendante l’irrite. Il voudrait que les femmes qu’il désire soient vierges de passé et d’hommes. Pour lui, la femme, hors de l’amour, hors du désir, est ennuyeuse. Il réagit très négativement à la publication du Deuxième sexe et accuse Simone de Beauvoir d’avoir ridiculisé le mâle français. Il considère que l’homme qui aspire à l’égalité souffre de ne pas pouvoir trouver en la femme un véritable égal.


«Oublier Camus», Olivier Gloag, La Fabrique Editions, 160 pages.

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

1 Commentaire

@Ph.L. 06.10.2023 | 09h26

«Un parfait émule de Zoïle, ce monsieur Gloag qu'il n'est même pas nécessaire d'oublier, puisque son nom ne parvient à s'inscrire dans l'actualité que dans l'ombre d'un autre, infiniment plus grand... Cela dit, la médisance a toujours son utilité : relisons "La Chute" qui évoque, à travers l'allégorie amstellodamoise, toute sorte de Gloag - ou cloaques, ce que furent autrefois ses canaux, d'ailleurs - que Camus avait prophétisés déjà avant 1956. Nihil novi sub sole.»


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