Culture / Art brut, trois publications inédites
Lucienne Peiry qui a dirigé la Collection de l’Art Brut à Lausanne durant dix années, de 2001 à 2011, nous livre, chez l’éditeur L’Atelier contemporain, un recueil inédit de tous les écrits théoriques, monographiques et de la correspondance de Jean Dubuffet concernant l’art brut.
Michel Thévoz, son prédécesseur qui a dirigé la Collection de l’Art Brut pendant les vingt-cinq premières années de vie de l’institution, de 1976 à 2001, publie chez le même éditeur lui son trente-septième livre, un ouvrage inédit sur l’extension d’une pratique et d’un concept, La photo brute, et un autre ouvrage, celui-là partiellement inédit, sur une pratique marginale du même type, Le corps peint.
Jean Dubuffet, art brut et créateurs d'art brut
Dans cette édition établie, annotée et préfacée par Lucienne Peiry, sont donc réunis pour la première fois l’ensemble des écrits de Jean Dubuffet sur l’art brut: ses écrits théoriques, notamment autour de la naissance de la Compagnie de l’Art Brut en 1948, ses écrits sur les créateurs d’art brut, textes parus dans neuf fascicules de 1964 à 1973, et traitant d’une soixantaine de créateurs irréguliers, soit une encyclopédie de 1'400 pages consacrées à l’art brut et de nombreuses lettres, dont des inédites. Avec, par exemple, une lettre du 4 janvier 1971 à Georges-André Chevallaz, syndic de la ville de Lausanne, en vue de la donation de ses collections et dans laquelle il évoque les souvenirs personnels qui l’attachent à Lausanne, les rapports amicaux qu’il y a eus avec René Auberjonois, Paul Budry, Charles-André Cingria et qu’une importante partie des collections provient de Suisse. En particulier un don de très nombreuses œuvres d’Aloïse, don du docteur Jacqueline Porret-Forel. Il ajoute que les Suisses sont plus disposés que d’autres à porter affection à ce genre d’œuvres.
La définition de l'art brut
Cet ouvrage nous permet de constater que quoiqu’ayant multiplié les réflexions sur l’art brut, Dubuffet a toujours tenu à échapper à tout principe explicatif et démonstratif. Pour lui, cet art hors norme doit rester «farouche et furtif comme une biche».
En réalité, on pourrait dire que Jean Dubuffet a surtout tenté d’inventer une manière, non pas de définir l’art brut, mais de ne pas le définir. Il insiste sur cela dès 1947: «Formuler ce qu’il est cet Art Brut, sûr que ce n’est pas mon affaire. Définir une chose… c’est l’abîmer beaucoup. C’est la tuer presque.»
Dans un deuxième temps, en 1963, il élargit cette non-définition: «Des productions de toute espèce – dessins, peinture, broderies, figures modelées ou sculptées, etc. présentant un caractère spontané et fortement inventif, aussi peu que possible débitrices de l'art coutumier et des poncifs culturels, et ayant pour auteur des personnes obscures ou étrangères aux milieux artistiques professionnels.»
Et dans un troisième temps, en 1964, pour en finir, il précise: «Œuvres ayant pour auteurs des personnes étrangères aux milieux intellectuels, le plus souvent indemnes de toute éducation artistique, et chez qui l'invention s'exerce, de ce fait, sans qu'aucune incidence ne vienne altérer leur spontanéité.»
Par ailleurs, dans sa préface, à propos des monographies, Lucienne Peiry nous prévient que
la manière, le style, la divulgation d’informations biographiques, la mise en forme et le caractère anecdotique de ces récits, la lecture psychologique des faits et la dramatisation relevant d’une conception romantique de l’art, peuvent surprendre voire heurter aujourd’hui.
Je pourrais ajouter là que, moi qui ai fait un exposé sur le sujet en 1974 à l’Université de Lausanne, au séminaire du professeur Enrico Castelnuovo, choqué par ce pathos, à l’époque je l’étais déjà.
La photo brute
Dans son 37ème livre, Michel Thévoz nous apprend qu’avec la photo brute, il n’y a plus d’artiste, plus de génie, et que nous avons juste affaire à de simples marginaux qui font un usage sauvage des appareils photo ou d’images qu’ils découpent dans des magazines.
La photographie était présente, écrit-il, dès le début dans les collections mais, dans les années 2000, c’est massivement qu’elle y a fait irruption.
Etait-ce légitime de verser de tels bidouillages photographiques dans l’art brut? Pour lui, la question ne se pose pas. L’art brut, ce n’est ni le Vatican ni Al-Azhar, dit-il. Il n’y a pas une haute autorité qui puisse trancher. La collection s’est constituée empiriquement. Et quand d’autres objets apparaissent, on les intègre dans cette collection et la définition de celle-ci change.
Bref, la photo brute réunit des prises de vue, des tirages, des photomontages, des photocollages, réalisés par des auteurs autodidactes, produits en dehors des circuits artistiques conventionnels, dans un cadre asilaire ou dans la solitude et la marginalité. Chez eux, l’appareil photographique conçu pour produire une image normée est perturbé par la folie, le spiritisme, la maladresse, la perversion, la superstition, et même parfois, la cécité, et il s’agit en général d’appareils rudimentaires aux mains de gens qui sont tout sauf des virtuoses de la chose.
Oui, les photographes bruts ont pour particularité de rater leurs clichés et c’est un ratage réussi car c’est parce qu’elle dysfonctionne que la photo brute est si passionnante.
Le plus remarquable ensemble est celui de la collection Bruno Descharmes avec sa tonalité érotique, son voyeurisme, son exhibitionnisme, et la présence charnelle de certains de ses modèles amateurs, présence bien supérieure à celle de modèles professionnels.
Comme apport personnel, Michel Thévoz suggère d’inclure, à titre de contre-épreuve ironique, dans le vaste et potentiel corpus de la photo brute, l’installation de Christian Boltanski, La réserve des Suisses morts: un mémorial aux Valaisans décédés en 1991 et les œuvres de feu son ami Janos Urban (1934-2016), œuvres produites avec des substances irradiantes mettant en valeur la persistance de la phosphorescence, substances apparues sur le marché dans les années 1970 et interdites aussi vite qu’elles étaient apparues à cause de leur dangerosité.
Le corps peint, des Néanderthaliens aux Drag Kings
Le corps peint est lui seulement partiellement inédit donc car paru chez Skira en 1984, mais contenant de très riches et denses nouveaux chapitres sur l’esthétique punk ou sur le phénomène du tatouage et sur ses prolongements contemporains.
Placé sous le patronage de Sigmund Freud, de Claude Lévi-Strauss et du désarmant idéaliste et publicitaire de génie Yves Klein, ce livre est très riche en aperçus divers sur la pratique immémoriale du corps peint et sur ses résurgences dans les mouvements contemporains du Body Art et du Transvestisme.
Les plus anciens tatouages conservés de corps momifiés datent de 3'000 ans avant J.-C. et plusieurs indices semblent accréditer l’idée que l’homme a pris son propre corps pour premier support de la peinture. Les éphémères peintures corporelles, toujours associées à des fêtes, des cérémonies, des pratiques magiques, nous font pénétrer dans le domaine du sacré, c’est-à-dire de la transgression rituelle des tabous.
Ses marques corporelles signifiaient l’inclusion, l’appartenance au groupe. Avec l’arrivée des Etats centralisés, elle vont devenir la marque de l’exclusion.
Pensez à ce sujet à l’extraordinaire nouvelle La colonie pénitentiaire de Franz Kafka.
Le corps sauvage
En bandant son biceps, le marin gonfle les voiles de la caravelle tatouée sur son bras. L’image fluctuant au gré des dilatations musculaires ne peut pas ne pas évoquer la tumescence. Le support électif du tatouage, n’est-ce pas l’organe érectile, le pénis, s’interroge notre glosateur?
Le Body Art évoque avec nostalgie les temps mythiques quand, pour tous les membres de la communauté, les pratiques artistiques se consumaient en une cérémonie éphémère et fulgurante et il radicalise l’esprit du happening qui vise à abolir la distinction entre producteur et consommateur de l’art. Pietro Manzoni signe un modèle. Joseph Beuys se passe le visage à la dorure.
Mais c’est avec l'actionnisme viennois, dans les années 60, que les valeurs humanistes sont le plus intensément violées: exhibition d’anus, de parties génitales, masturbation, défécation, miction, agneaux éventrés, porcs crucifiés, artistes se maculant d’entrailles, de sang et d’excréments, corps souillés, agressés, mutilés, autocastration.
Le punk et le tatouage
L’esthétique punk se distingue de toutes les modes occidentales antérieures par le fait qu’elle se passe de toute justification naturaliste. L’accoutrement punk se donne comme un attentat délibéré aux détermination anatomiques et à l’hygiénisme corporel. Le corps punk évoque le corps primitif. Renvoyant à leurs nostalgies les complaintes écologiques, scarifiés, infibulés, peinturlurés comme des Iroquois mais avec des épingles de nourrice, des tondeuses, du gel, des sprays, des sacs poubelles et des pantalons en vinyles, les punk renchérissent sur la sauvagerie de l’esprit du temps. Ils peignent leur visage et teignent leurs cheveux aux couleurs vénéneuses de la pollution chimique et ils chantent No future!
Mais, hélas, eux qui se voulaient le scandale de tous les scandales ont été promptement récupérés en un mouvement de mode car au temps de la culture de masse, ce qui diffère est instantanément transformé en modèle de conformité!
Un autre exemple en étant les tatouages, anciennement marquage des esclaves ou affirmation de soi des bagnards, devenus plat conformisme grégaire et étant à présent ce que sont les médias à la communication, la pornographie à l’amour, le téléphone portable à la sociabilité, le tourisme au voyage. S’il est vrai que la seule leçon de l’histoire est de pas en donner, écrit Michel Thévoz avec la malice dont il est coutumier, sa description d’une société sauvagement conforme réalise la prédiction de Nietzsche: «Jadis l’individu se cachait dans un troupeau; aujourd’hui, c’est le troupeau qui se cache dans l’individu».
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