Chronique / Philippe Rahmy nous a planté sa terrible Amérique au cœur
Un an après sa mort subite, Philippe Rahmy reste très intensément présent dans l’espèce de chronique-reportage-confession-poème que constitue «Pardon pour l’Amérique», récit flamboyant d’une enquête exploratoire à l’envers du décor de la téléréalité selon Donald Trump, avec les paumés qui ont élu le Président-Ubu, les laissés pour compte et tous ceux que l’écrivain en chaise roulante rencontre entre parloirs de prisons et plantations, motels et routes au bout de nulle part. Un livre-testament poignant et tonique, qui fera date.
Était-ce un ange aux ailes brisées ou un cinglé, une espèce de saint à roulettes ou un athlète cognant avec des mots la vie qui l’aura cassé plus souvent qu’à son tour? De quelle terrifiante fragilité lui est venue cette force? Comment, de la douleur éprouvée dans ses os de verre, a-t-il tiré cette énergie de fer?
Telles sont, entre autres, les questions que ceux qui ont suivi, par ses écrits, le parcours de Philipe Rahmy, n’auront cessé de se poser et plus encore, un an après la mort qui l’a touché au cœur, à la lecture de Pardon pour l’Amérique où l’on pourrait dire qu’il est allé au bout de la nuit du monde et de ses jours à lui, dans une espèce de frénésie joyeuse à dire le pire, autant que son contraire, dans cette Amérique précisément binaire qu’il sillonne en grande pompe nickelée à deux mille dollars ou sur son fauteuil à deux roues d’handicapé hyperactif.
Son projet? Entre autres: rencontrer les personnes indûment incarcérées aux USA, puis libérées (ou pas) après avoir été innocentées par un test ADN. «J’ai traversé l’Atlantique pour les voir, les écouter», note-t-il au début de son récit en constatant que ledit projet patine: «Concentré de gâchis. Après avoir noué contact par internet, je n’ai trouvé que silence, personne, non merci, rien, des terrains vagues et des relais routiers où j’ai patienté sous le cagnard».
Témoigner, mais de quoi?
De quoi le décourager? Le penser serait ne pas connaître le lascar! Mais à son obstination se mêle, à tout coup, une lucidité et une conscience de la relativité, voire de ambiguïté de son entreprise, qui ajoute à son intérêt. Faire de la littérature avec la misère des gens ? Et si parler d’eux publiquement risquait de les enfoncer un peu plus, comme lorsqu’une responsable d’une association de défense des travailleurs ruraux plus ou moins clandestins lui demande de ne pas les filmer?
Or son projet, d’abord pavé de bons sentiments et conforté par de révoltantes statistiques, va le confronter à une réalité bien plus mélangée, voire tordue qu’il ne s’y attendait. Et ce qui va lui sauter à la gueule déborde alors son plan «humaniste» de tous côtés, qui le décide tout à coup, au lieu de s’en tenir aux seules présumées victimes, de «ne jamais rentrer en Europe, loin du battement qui rythme la Floride», mais de «rester parmi les momies en survêtement Dior boursouflées par la cortisone et l’aérobic, les débris humains accrochés à leurs caddies sur les parkings Walmart, prostrés derrière le volant de leur truck, anciens combattants des récentes guerres américaines bourrés d’anxiolytiques, une arme chargée sur le siège passager, qui vous regardent au feu rouge avec des yeux qui pleurent.
«Ne jamais me couper de ce monde bestial», se promet-il crânement, « trois fois rien sous le soleil, la même boule de feu qui rissole les Indiens, les paysans, les clubbeurs bodybuildés, les femmes de ménage peroxydées se prostituant au bord de la piscine des motels d’Immolakee, Chokoloskee ou Homestead, là où la route touche le fond du paysage, sa trame râpée, le même incendie qui fait fondre et déforme ce qui prétend durer, consume toute matière et permet de tout réinventer, de se réinventer»…
Du bagne russe au melting pot américain
Les écrivains ont parfois de drôles de lubies. Ainsi d’Anton Pavlovitch Tchékhov, en 1890, qui décide tout à coup de se rendre au bagne sibérien de Sakkhaline, en cette île-prison sibérienne où il a appris que des milliers de détenus vivaient dans ce qu’il décrira comme un enfer après avoir recueilli d’innombrables témoignages.
Lui-même tuberculeux, supplié par ses proches de renoncer à ce projet fou de plusieurs mois, l’écrivain-médecin va rassembler une documentation de première main sur la vie à Sakkhaline, les traitements faits aux détenus, la corruption et la prostitution enfantine, matière d’un récit si bouleversant qu’il donnera lieu à la constitution d’une commission d’enquête; et dans un même esprit, un siècle plus tard, Svetlana Alexievitch témoignera pour sa part des séquelles humaines de la guerre en Afghanistan et en Tchétchénie, des conséquences de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl et de l’état actuel de la société post-soviétique.
Philippe Rahmy lui-même, à propos de témoignage, évoque ceux de la photographe hollandaise communiste Germaine Krull, dont les images ont cherché à réinventer Paris durant l’entre-deux-guerres où ses pas croisèrent ceux de Walter Benjamin et, par association d’idées, les reportages de la Polonaise Hanna Krull qu’il déclare la «mère du reportage moderne, à savoir résolument impartial, mais dont l’empathie envers son sujet, traduite par la style, dénote au contraire un amour sans faille pour les êtres humains », termes d’ailleurs applicables à Rahmy lui-même.
Toute proportions gardées évidemment, la démarche de Philippe Rahmy procède cependant d’une réflexion éthique proche de celles de Tchékhov ou de Svetlana Alexievitch, cependant très limitée dans ses moyens physiques réels et qu’il dit lui-même «arrogante» du fait même de sa fragilité, mais qui n’en impose pas moins le respect et vaut par la qualité de ses observations au fil de ses rencontres.
Celles-ci sont multiples, tantôt révélatrices et tantôt frustrantes, entre tel groupe de ramasseurs de tomates esclavagisés et tels monologues d’anciens combattants devenus criminels de guerre par la force des circonstances, en passant par tel meurtrier qui propose à l’écrivain de lui décrire la «vraie vie» de la prison, etc.
Pardon pour nos frères humains…
Cela étant, le plus grand apport de Pardon pour l'Amérique, comme d’ailleurs de Monarques, paru du vivant de l’auteur, me semble ailleurs: dans la voix unique de l’écrivain, son regard et son écriture, mais aussi son implication personnelle si vibrante, par exemple quand il raconte comment il a reçu le stylo avec lequel il a écrit ses livres.
«C’était un dimanche, pendant le culte. Je venais confirmer mon baptême en compagnie d’autres adolescents de mon âge. Les uns après les autres, nous nous sommes levé pour nous adresser à l’assistance. J’ai été le dernier à prendre la parole. J’ai dit que j’entrevoyais le plein jour, mais que je renonçais à Dieu, qui tolère la souffrance. Je me suis rassis. Mon coeur battait à se rompre. Ma mère a pris ma main. Quand elle l’a relâchée, je tenais un stylo en or».
Poète au noyau dur et au cœur doux, Philippe Rahmy relie à tout coup le détail et l’ensemble, la maman alligator protégeant ses petits ou Jim Morrison en son dernier concert de révolté, le sort tragique de la cueilleuse de tomates Dengé ou le racisme récurrent d'America first, du film Naissance d’une nation de Griffith aux hideuses manifestations de Charlottesville banalisée par Trump.
Quant à Philippe Rahmy qui disait, à 16 ans, renoncer «à Dieu», il parle avec une affection évangélique du camarade de classe qui, le tabassant un jour sans savoir ce qu’il faisait à cet enfant de verre, le cloua pour la première fois sur un fauteuil roulant.
Et ces derniers mots de Pardon pour l’Amérique, où l’on entend «pardon pour les humains», qui nous serrent aujourd’hui le cœur: «Ne plus emballer la pierre du réel. Adieu images, couleurs et rubans! La pierre. Saigner sur elle. Lutter. Saigner. Aimer. Finir. S’alléger de jour en jour. Ni ordinateur, ni tablette, ni téléphone, ni livres. Un crayon, un papier dans la poche. Comme un ancien fumeur conservant un paquet de cigarettes au fond d’un tiroir. Combien de temps encore, cet ultime recours? Désormais seul face à l’immense soudain. Seule la littérature. Dehors et autrui à travers soi. La vie au filtre de la chair»…
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