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Chronique

Chronique / Henri Calet fait parler ceux qui peinent à nouer les deux bouts

JL K

7 mars 2019

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Grand écrivain mineur, l’auteur de «La belle lurette», du «Tout sur le tout», de «L’Italie à la paresseuse», de «Rêver à la Suisse» ou de «Peau d’ours», entre autres merveilles marquées par le même humour frotté de mélancolie, fut aussi un journaliste comme point d’autres, notamment dans «Les deux bouts». Avis aux jeunes plumes indociles en veine de touche humaine!



Pour Amèle Debey

Henri Calet (1904-1956) devrait être considéré, sans que cela soit forcément gravé dans le marbre monumental, comme le fondateur et le représentant le plus original de ce qu’on pourrait appeler le journalisme d’investigation «à la maison» et «au travail». 

À cette enseigne, en tant que reporter commandité par Le Petit Parisien en mai et juin de l’année 1953, deux mois après la mort du petit Père des peuples, alias Staline, alors que les blessures de la guerre se cicatrisaient à peine, Henri Calet a réalisé une vingtaine de portraits de personnes de condition modeste, non pas «atypiques» mais représentatifs au contraire de tel métier, de telle catégorie sociale ou de tel quartier de Paris, initialement parus sous le titre d’Un sur cinq millions et repris en 1954 dans la collection L’Air du temps dirigée par Pierre Lazareff chez Gallimard, en un solide volume intitulé Les Deux bouts. 

Chez les gens, et à leur écoute… 

La méthode de Calet est simple comme bonjour: plus que d’un localier pressé en quête de faits divers, elle est d’un frère humain à l’écoute de ses semblables, attentif mais sans voyeurisme ou dolorisme sentimental, qui note tout, mine de rien, en vue d’une transmutation relevant d’une écriture à la fois poreuse et personnelle restituant les ambiances, les odeurs, les petites phrases significatives cueillies au vol, enfin tous les détails cocasses ou touchants qui font l’épaisseur de la vie et la «couleur» de chaque existence particulière. 

On est loin, très loin de la relation «dissymétrique» du sociologue Pierre Bourdieu se «penchant» sur les «petites gens» pour établir, avec ses disciples bourdieusards, un tableau «scientifique» de la misère humaine: on est dans la pleine pâte de la vie où l’écrivain-journaliste parigot, le contraire d’un frimeur mondain ou d’un universitaire désincarné, qui a déjà signé de mémorables évocations des arrondissements populaires de Paris (dans Le Tout sur le tout et Les grandes largeurs, entre autres), aborde les gens et les suit dans leur logis, partage leurs repas, les crible de questions sur leurs goûts et leur emploi du temps, leurs salaires et leurs loisirs, leurs lectures et leurs désirs. 

On est tout de suite dans le bain avec le premier interlocuteur de Calet, un Monsieur Riton (42 ans), menuisier de son état et qui l’emmène dans ce qu’il appelle tantôt «le trou» et tantôt «le château», à savoir sa petite maison en banlieue de fibro-ciment où il lui promet de «voir Nénette» avant de lui présenter ses neuf gosses, sa femme Amélia au «beau sourire un peu las», son fils Jacques de 18 ans qu’il appelle «le champion» et qu’il regrette de ne pouvoir lui montrer en slip d’haltérophile, sa ménagerie considérable (sept poules, sept pigeons et douze lapins) et enfin la Nénette annoncée qui n’est autre qu’une chèvre produisant trois litres et demi de lait par jour et vaut quelque 15'000 (anciens) francs. 

Dans la foulée, notre reporter apprend comment se déroule la journée de cette tribu sympathique, constate le dépit de Monsieur Riton à voir sa femme écartée des candidates d’Argenteuil au jeu radiophonique Reine d’un jour (il pense que «c’est arrangé d’avance») et détaille les composantes budgétaires de ce ménage roulant sur un salaire de 40'000 (anciens) francs plus les allocations, avec dix-huit paires de chaussures à acheter par an, etc. 

Au fil des jours, Henri Calet va rencontrer Mademoiselle Denyse (24 ans) vendeuse au Bon Marché que son fiancé Pierre emmène deux fois par semaine au Ciné-Club; Monsieur Barthou (48 ans) l’éboueur surnommé Bébert, formé dans une usine de chaussures à Blois et contraint par le chômage de venir à Paris qu’il n’aime pas (Madame Barthou sera la première à user de l’expression qu’«on arrive à peine à joindre les deux bouts», qui reviendra souvent); Mademoiselle Monique Matutini (23 ans) l’esthéticienne qui lui révèle les finesses du «masque de fraise» et des «claquettes», qui a rompu ses fiançailles et adore le gruyère: un Monsieur T. d’origine russe (48 ans, né à Arkhangelsk et naturalisé Français) chef d’équipe chez Renault (d’où il sort une 4CV toutes les 8 secondes) et plaçant tous ses espoirs en ses trois enfants; une petite Odette de 16 ans et demi que son patron crémier des Fermes Sarthoises appelle son «petit champion», dont le film préféré est Le secret d’une mère et qui rêve d’un mari «dans le commerce»; l’Algérien Ahmed Brahimi (32 ans) qui a participé à la bataille du Monte Cassino et au débarquement de Normandie dans la 2e D.B de Leclerc mais n’en est pas moins réduit aux «petites sommes» en son état de manœuvre – il se fait 6000 (anciens) francs par semaine de 47 heures; ou encore Madame Marcelle Dominique qui pour 600 (anciens) francs gratifie Henri Calet d’un massage facial avec désincrustation et lui propose un «pétrissage des nodules» au terme duquel elle constate: «Voilà, regardez-vous dans la glace. Un vrai pin-up», et enfin: «Il faut mettre les soins de beauté à la portée de tous. C’est la lutte contre la mort»… 

La «touche humaine» qui nous manque trop souvent 

Est-ce dire qu’Henri Calet fait dans le misérabilisme et le pittoresque? Bien plus que ça, tant chaque portrait est enrichi de détails sur les multiples aspects de la vie des gens qu’il aborde, comme il pourrait d'ailleurs le faire à tous les étages de la société, avec une empathie jamais sirupeuse, une complicité immédiate quand la personne s’y prête (Monsieur Riton le tutoie illico) et parfois un zeste d’ironie (quand Madame Dominique le menace de ses «bec et ongles» s’il la déçoit avec son article), mais toujours dans le ton juste. 

En (re)lisant ces jours Les deux bouts après une conversation avec notre jeune camarade Amèle Debey, dont j’ai apprécié la «touche humaine» et l’engagement personnel de ses articles sur Bon Pour la Tête, mais qui me disait le handicap professionnel qu’elle affronte faute de diplôme de journaliste, j’ai pensé que l’exemple de Calet valait tous les cours magistraux de spécialistes plus ou moins avérés. 

Henri Calet, de fait, nous apprend à mieux voir le monde environnant, à mieux écouter les gens, à nous intéresser à leur travail (et au langage lié à leur métier) et à leurs goûts, sans condescendance ni démagogie «populiste». 

Sais-tu, ma chère Amèle, ce qu’est une «gamelle» dans le job d’un éboueur parisien, ou une «topette» dans celui d’une crémière? Sais-tu ce qui se passe dans une boulangerie, et le nom des choses? Sais-tu ce qu’est le «petit suceur» pour un démarcheur de l’aspirateur Privilège? Henri Calet l’a découvert en suivant le jeune Louis Gilbert (25 ans) dans ses déambulations de représentant de la société Electruc, qui débarque un jour chez des gens en train de veiller un mort… 

Bien entendu, le monde a pas mal changé depuis 1953, mais les gens restent les gens et l’on peut, avec la méthode de Calet que chacun modulera à sa façon, poursuivre l’enquête parmi ceux qui ont de la peine à nouer les deux bouts – les gilets jaunes ou les apprentis de chez Bobst, les étudiantes en droit ou les retraités, ceux qui sont au social ou ceux qui sniffent de la coke avec Bernard Nicod & Co – comme Amèle l’a fait en février dernier en Italie du Sud en écoutant Abdou le Sénégalais ou Takam le Camerounais. 

Mais «à côté de chez nous?», chère Amèle? N’est-ce pas là que ça se passe aussi? Ne serait-ce pas un projet formidable que de faire parler les gens de ton âge ou de tous les âges et de tous les milieux? 

Le journalisme actuel manque terriblement d’un Henri Calet, même si une Florence Aubenas ou une Lieve Joris, entre autres, apportent bel et bien cette «touche humaine» qui fait tellement défaut au journalisme formaté où les donneurs de leçons, les idéologue coupés de la vie et les «influenceurs» à la petite semaine n’en finissent pas de pérorer à la place des gens au lieu de les écouter… 

Forza ragazza! Au boulot… 



Henri Calet. Les Deux bouts. Réédition chez Héros-Limite, 2016. 220p.

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