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Chronique

Chronique / Ce qui fut bon pour la tête en 2017 le sera aussi, chiche, en 2018

JL K

31 décembre 2017

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Comment résister aux nouveaux pillards ploutocrates prétendant dominer le monde sans égards pour l’avenir de la planète? Entre autres résistants au pire, tels Naomi Klein, Noam Chomsky ou Bruno Latour, une géniale Américaine du nom d’Annie Dillard répond, à l’écart des idéologies, par son œuvre marquée au double sceau de l’intelligence du cœur et des lumières de l’esprit.



Je suis la vingt-deuxième chronique de JLK, destinée à paraître entre le dernier jour de l’an 2017 et la première semaine de l’an 2018, aux bons soins des sœurs courage en charge de l’édition du média indocile Bon Pour La Tête, prénoms Florence et Diana-Alice, et avec un dessin de Matthias Rihs dont je raffole de la ligne claire et des flamboyants jeux de couleurs. 

Au titre de dernière chronique de l’année signée JLK, je serais censée produire le bilan convenu des douze mois écoulés, mais cette seule idée me semble déroger au bref credo publié dans le flyer de promotion de Bon pour La Tête où le sieur JLK se présentait en ces termes: «Je n’en ferai jamais qu’à ma tête; tout ce qui est bon pour elle et pour la vôtre, par les voies du cœur et de l’esprit. Je me fous du Gros Animal – la société selon Platon –, j’aime les gens et je fuis la meute dont l’impériale connerie nous menace. Mon triporteur: vivre, lire et écrire. Biscuits pour la route: humour et tendresse. La Beauté sauvera le monde: en avant l’Amour, etc.» 

Ce côté vieil éclaireur unioniste de la YMCA, version lémanique ou citoyen du monde, chez JLK, me fera toujours sourire, surtout quand il y ajoute son grain de sel, à savoir que le scout est bon mais n’est pas poire. Or l’année 2017 lui aura bel et bien donné du poivre à moudre, en matière de résistance à l’impériale connerie, dès l’investiture de l’obscène coquin prétendant régner sur le monde depuis son salon ovale, le 15 janvier 2017, et je trouve super (langage d’époque) que les premiers mots que JLK ait inscrits dans ses carnets persos de l’année, le 1er janvier, soient: «Je me réveille dans la pensée des Vivants», désignant ainsi la grande épopée romanesque précisément intitulée Les Vivants et signée Annie Dillard, qu’on pourrait dire l’anti-Trump par excellence, hors de toute considération idéologique ou politicienne. 

Soit dit en passant, le nom d’Annie Dillard, que JLK considère comme l’un des écrivains les plus vivifiants de ce temps, est apparu à plusieurs reprises dans ses chroniques antérieures, et notamment dans celle qu’il a consacrée au legs du philosophe dans les bois – Henry-David Thoreau (1817-1862) auquel Dillard a consacré sa thèse de lettres – avec une splendide illustration de Matthias évoquant autant l’idylle forestière de l’ermite sylvestre que l’immersion quasi cosmique d’Annie Dillard dans la nature. 

Né sous le signe des Gémeaux (comme Johnny, Sartre et Che Guevara), JLK est à la fois la dualité incarnée, pour ne pas dire l’ambivalence à tous égards, mais les voies du cœur et de l’esprit – et pas mal d’expériences personnelles ou collectives cuisantes – lui ont donné la conscience aiguë des limites du système binaire dont se nourrissent les écervelés simplistes à la Donald Trump et que dépasse le génie poétique d’une Annie Dillard ou le sens commun de milliards de gens de bonne volonté et de toutes confessions, tel le chroniqueur algérien Kamel Daoud qui a également marqué ce début d’année avec le recueil intitulé Mes indépendances, en février 2017. 

Reconnaissance à Kamel Daoud 

Dans son introduction au choix de chroniques (un peu moins de 200 sur les 2000 qu'il a rédigées dans l'urgence en vingt ans) de Mes indépendances, Kamel Daoud évoque la pratique de ce genre devenu très populaire en Algérie, dans les sanglantes années 90, insistant sur l'aspect vital de cette frénétique quête de sens quotidienne (il lui arrivait de composer jusqu’à cinq chroniques par jour sous divers pseudos) et la nécessité d'échapper au discours formaté par un style personnel rompant avec la pensée unique. 

Or Kamel Daoud n'est pas que le contempteur révolté de celle-ci: diagnosticien du présent, au sens où l'entendait un Michel Foucault, il incarne aussi le quêteur actif et réactif d'une société affranchie de toutes les «valeurs-boulets qui peuvent empêcher de penser librement», et c’est évidemment lourd de conséquences dans un pays «engoncé dans la mythologie du passé» où le ressentiment anticolonialiste incessamment recyclé n'est guère plus libérateur que la soumission islamiste dont l'asservissement de la femme reste l'un des symboles et la pierre d'achoppement. 

Les chroniques réunies dans Mes indépendances ne sont pas des sermons anti-islamistes pas plus qu'ils ne flattent les tiers-mondistes hors-sol, les athées dogmatiques ou les néoconservateurs de tous bords. Dans la chronique qu’il lui a consacrée en août 2017, JLK relevait, chez Kamel Daoud, une clairvoyance rare et un grand courage intellectuel, un sens du détail révélateur accordé a un bonheur inventif de la formule signalant l'écrivain à part entière, surtout: un observateur sérieux, honnête, cultivé, personnel, qui s’oppose tant aux pouvoirs mortifères qu’aux nouveaux pillards. 

Que dire non ne suffit plus… 

Dans la foulée des résistants à la Kamel Daoud, trois autres auteurs non alignés auront marqué, eux aussi, l’année 2017, s’opposant explicitement à la politique catastrophique du nouveau maître du monde et de sa clique de ploutocrates, dont l’avènement inattendu a provoqué une véritable sidération.

Dans un des fragments de son dernier livre, intitulé Monsieur Pinget saisit le râteau et traverse le potager, l’écrivain luxembourgeois Lambert Schlechter note ceci sans préciser de qui ou de quoi il parle: «J’étais sûr que cela n’arriverait pas. J’étais sûr que cela ne pouvait pas arriver. Il n’était pas possible que cela arrive. Pas pensable. Pas imaginable. Et maintenant? Il va fourrer sa grosse grasse patte sous la robe de la Liberté». 

Or, lui faisant écho, l’essayiste-activiste altermondialiste Naomi Klein raconte, au début de son nouvel brûlot de circonstance lancé «contre la stratégie du choc de Trump» avec le titre Dire non ne suffit plus, comment, à l’autre bout du monde, à Sydney, lors d’une réunion de responsables d’organisations australiennes dans les secteurs de l’environnement, du travail et de la justice sociale, la nouvelle du résultat des élections de 2016 tétanisa ces gens de bonne volonté avant de les confronter à l’évidence d’un coup d’Etat des multinationales et, bien plus qu’à la victoire d’un démagogue vulgaire: à la suite logique de la politique impériale détaillée par Noam Chomsky dans son essai de 2002, De la guerre comme politique étrangère des Etats-Unis, ou par Jean Ziegler dans le chapitre de son dernier livre, Chemins d’espérance, intitulé La stratégie de l’empire

Naomi Klein, avec un véritable programme de résistance positive visant à fédérer ceux qui refusent le pillage de la planète, et après elle Noam Chomsky prônant L’optimisme contre le désespoir, et après lui Bruno Latour posant lui aussi la question des questions, dans Où atterrir?, relative à la sauvegarde de notre espèce et de son espace terrestre menacé par les pillards aveugles: autant de manifestes bons pour la tête que la dernière chronique de l’année de JLK, foncièrement optimiste de nature, se devait de relever. 

Annie Dillard illumine les voies du cœur et de l’esprit 

Cependant je reste consciente, en ma qualité de première chronique de JLK publiée en 2018, que c’est d’un brassage plus profond de la réalité que l’auteur de ces lignes attend les meilleures raisons d’espérer, du côté de la vie, où les discours même les plus intelligents cèdent le pas aux lumières d’une parole personnelle sans pareille, valable pour tous hors partis et partis pris – et nous voici donc revenir aux Vivants d’Annie Dillard. 

Les Vivants relate l’épopée des émigrants pionniers de la fin du XIXe siècle, qui défrichaient les côtes boisées du nord de Seattle. C’est le roman des grandes espérances d’un jeune couple et de sa communauté solidaire sur fond de ruée vers l’or et de naissante course au profit. C’est l’opposition déjà perceptible entre bâtisseurs de bonne volonté, alliés au Indiens locaux, et profiteurs de toute nature, entre fraternité humaine et conflits racistes exacerbés par la présence des travailleurs chinois et la sauvagerie des tribus du nord. C’est l’admirable fresque d’une Amérique en quête de liberté dont l’affirmation débridée aboutit à la spoliation des uns et au règne sans partage des autres. Ce sont d’inoubliables personnages aux dimensions de figures bibliques, et c’est enfin un hymne à la nature d’une incomparable beauté. 

Annie Dillard, née en 1945, quelques mois avant les bombardements atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki, n’a rien d’une rêveuse new age enjolivant la nature et positivant les yeux dans les nuées. Dans le plus saisissant de ses livres, intitulé Au présent, elle revient ainsi à plusieurs reprises sur les enfants malformés de naissance, tels les nains à tête d’oiseau et autres sirénomèles qui lui font dire, dans la foulée d’un digne spécialiste en pédiatrie de San Diego, que l’homme deviendrait fou s’il devait appréhender vraiment la condition humaine. Et d’ajouter: «Certes le monde est toujours aussi sublime, aussi exaltant, mais pour plus de crédibilité il faut bien commencer par les mauvaises nouvelles»... 

La parole des «pierres à souhaits» 

Une chronique publiée à l’aube d’une nouvelle année se doit pourtant d’annoncer de bonnes nouvelles, et le sieur JLK se fait fort d’en proposer au moins une: c’est qu’il arrive aux «pierres à souhaits» de parler! Ainsi conseille-t-il de lire illico Apprendre à parler à une pierre, de la même Annie Dillard voyageant un peu partout, de l’étang qu’il y a derrière sa fameuse cabane de Tinter Creek aux îles Galapagos ou au fin fond de la jungle bolivienne. 

Au début du livre, Annie Dillard échange un regard fulgurant avec une fouine et en tire les conséquences: «J’aimerais vivre comme je le dois, de même que la fouine vit comme elle le doit. Et je soupçonne que ma vie est la sienne: ouverte sans douleur au temps et à la mort, percevant tout, ou liant tout, prenant le pari de ce qui nous échoit avec une volonté féroce et pointue». 

Dans le chapitre consacré à l’homme dans la trentaine, prénom Larry, qui vit sur l’île où elle habite, entre autres originaux de son genre, et dont le but vital est d’apprendre à parler à une pierre, Annie Dillard dit simplement que «nous sommes ici pour être témoins». Et d’ajouter: «Nous pouvons mettre en scène notre propre action sur la planète – construire nos villes sur ses plaines, construire des barrages sur ses rivières, ensemencer ses terres fertiles – mais notre activité signifiante couvre bien peu de terrain. Nous n’utilisons pas les oiseaux chanteurs, par exemple. Nous n’en mangeons pas beaucoup; nous n’en faisons pas nos amis; nous ne saurions les persuader de manger plus de moustiques ou de transporter moins de graines de mauvaises herbes. Nous pouvons seulement en être les témoins. Si nous n’étions pas là, ces oiseaux seraient des chanteurs sans public, tombant dans la forêt déserte. Si nous n’étions pas là, des phénomènes tels que le passage des saisons n’auraient pas le moindre de ces sens que nous leur attribuons. Le spectacle se jouerait devant une salle vide, comme celui des étoiles filantes qui tombent pendant la journée. C’est la raison pour laquelle je fais des promenades». 

Travaillons du chapeau! Bon pour la tête! 

Certains livres vous rendent plus présents, plus poreux, plus sensibles à la pulsation du monde, plus attentifs à la musique du silence, plus résistants à la jactance insensée. Bons pour la tête? Annie Dillard complète en faisant de la tête un monde où les sens et ce qu’on appelle le cœur, ou ce qu’on appelle l’âme, travaillent sous le même chapeau: «J’ai lu des livres de cosmologie comparée. En ce moment, la plupart des cosmologistes penchent pour le tableau de l’univers en évolution décrit par Lemaître et Gamow. Mais je préfère la suggestion faite il y a des années par Valéry – Paul Valéry, qui proposait l’idée d’un univers en «forme de tête»…  


Kamel Daoud, Mes indépendances. Actes Sud, 463p., 2017.

Lambert Schlechter. Monsieur Pinget saisit le râteau et traverse le potager. Le murmure du monde, 6. Editions Phi, 129p. 2017.

Naomi Klein. Dire non ne suffit plus. Actes Sud, 302p., 2017.

Noam Chomsky. L’optimisme contre le désespoir. Lux éditeur, 293p., 2017.

Bruno Latour. Où atterrir? La Découverte, 155p., 2017.

Annie Dillard. Les Vivants, Au présent et Apprendre à parler à une pierre, aux éditions Christian Bourgois où toute l’œuvre vient d’être rééditée en collection de poche.

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