Actuel / «Vos enfants ne sont plus sous votre autorité»
Avec «Mai 68 avant l’heure», qui sera diffusé dimanche sur RTS2, le cinéaste Alex Mayenfisch propose une mise en perspective de ce qui a mené toute une génération à remettre en question le vieux monde de ses parents. Un documentaire indispensable pour qui veut aller au-delà des clichés commémoratifs alors que l’on célèbre les 50 ans de Mai 68.
«Vous, les pères et les mères de tous les pays, ne critiquez plus car vous n'avez pas compris. Vos enfants ne sont plus sous votre autorité. Sur vos routes anciennes, les pavés sont usés. Marchez sur les nouvelles ou bien restez cachés, car le monde et les temps changent.» En 1965 sort le disque «Hugues Aufrey chante Dylan», avec cette traduction française de la chanson «The times they are changin’». Pour Alex Mayenfisch, qui avait 11 ans à l’époque, voilà qui symbolise bien l’état d’esprit d’une certaine jeunesse trois ans avant Mai 68.
«L’état d’esprit qui a généré Mai 68 existait aussi en Suisse. Dès le début des années 60, des mouvements d’étudiants progressistes se mettent sur pied dans les principales universités helvétiques. Il y a une volonté d’émancipation, une volonté de rendre la vie moins terne», explique le cinéaste lausannois, qui a réalisé «Mai 68 avant l’heure», un documentaire qui montre comment l’événement dont on célèbre cette année les 50 ans n’a pas surgi ex nihilo. «Mai 68 n’est pas tombé du ciel, comme ça, par hasard. Pour le comprendre, il faut remettre tout ça en perspective.»
Le documentaliste s’est donc plongé dans les archives des télévisions suisses, à la recherche de tout ce qui parle de la jeunesse helvétique des années soixante, de son état d’esprit, d’une ambiance qui annonce le chamboulement que va être Mai 68.
Une Suisse engoncée et normative
Le documentaire s’ouvre sur des images et leurs commentaires d’époque présentant ce que doivent être les Suisses. «Travailler, pour un Suisse, c’est être un homme, dit le commentaire. Le rôle de la femme suisse est d’être au foyer et le mariage est pour elle une contrainte totalement assumée et une authentique libération. La Suissesse optimum est au foyer, mariée et elle a des enfants. Le Suisse optimum est le père de famille qui nourrit sa femme et ses enfants.» La Suisse d’avant Mai 68 était, on le voit, engoncée dans des principes qui aujourd’hui nous semblent d’un autre âge.
L’ambiance y était lourde, les codes vestimentaires stricts: pas de pantalon pour les femmes, les jeunes qui osaient porter des jean’s étaient considérés comme des voyous. Dans certains cantons, le concubinage était interdit et les jeunes couples non-régularisés se méfiaient des visites de la police.
Antimilitaristes et yé-yés
Dans le documentaire d’Alex Mayenfisch, le vent du changement n’est pas que politique. Il y a bien sûr les marches contre la bombe atomique, la montée de l’antimilitarisme ou encore le témoignage d’un jeune apprenti, membre du Parti du travail (communiste), posant dans sa chambre entre les portraits de Lénine et d’Ho Chi Minh. Mais pour la majorité des jeunes suisses de l’époque, le désir de changement est rythmé par le rock’n’roll qui déboule des Etats Unis, par la musique yé-yé, par les vélomoteurs, les fameux «boguets» symboles de liberté, qu’on maquille pour aller plus vite et défier la police.
Un jeune apprenti, membre du Parti du travail (communiste), posant dans sa chambre entre les portraits de Lénine et d’Ho Chi Minh, © DR
Une archive d’époque expose l’avis autorisé d’un homme en costume cravate: «Il y a aujourd’hui une crise de l’autorité qui peut s’expliquer par le fait que les phénomènes pubertaires de l’adolescence se produisent, d’après des études médicales, de manière plus rapide et avec plus d’intensité qu’il y a une ou deux générations».
Abondance économique
Ce qui est surtout plus rapide, c’est la production des biens de consommation. Et pour les écouler, il faut que les jeunes deviennent des consommateurs. L’économie va bien, nous sommes dans les «Trente glorieuses», les jeunes ont plus d’argent dans leurs poches que n’en avaient leurs parents au même âge, alors ils sortent, se retrouvent dans les cafés pour d’interminables discussions, entre eux, loin des adultes dont ils se sentent totalement incompris.
Est-ce qu’il ne s’agit pas là d’une crise d’adolescence banale, comme en connaissent toutes les générations? «Il y a un peu de ça, explique Alex Mayenfisch. Mais il ne faut pas oublier que les parents de ceux qui ont 20 ans dans les années soixante ont eu, eux, 20 ans pendant la guerre ou la crise et n’ont connu aucune activité émancipatrice. Il y a donc bel et bien un profond changement de société. L’essor économique d’alors a entraîné une élévation du niveau de vie qui, avec la réduction progressive du temps de travail et l’avènement du temps libre, offrait des perspectives d’affranchissement jusque là inédites. Pour la première fois de l’histoire, les jeunes se mettent à acheter eux-mêmes des produits qui leur sont spécifiquement destinés, signes d’affirmation de leur indépendance. Mais cette relative allégresse est en décalage avec le poids des conceptions conservatrices qui prévalaient encore en matière familiale, morale et de soumission à l’autorité. Ce qui était donné d’une main semblait repris de l’autre.»
La parole libérée
Parlant entre eux, collectivement, dans les cafés, autour des juke-box, dans les universités ou lors de manifestations contre la guerre du Vietnam, les jeunes des années soixante se disent que le monde doit changer, que ce soit politiquement, culturellement ou sur le plan des mœurs. «Cette prise de parole est le point central lorsque l’on veut comprendre l’époque, affirme Alex Mayenfish. De Mai 68 est née la liberté d’expression.»
Mai 68 avant l’heure est un documentaire indispensable pour qui veut comprendre ce qui a provoqué ce grand mouvement, aujourd’hui cinquantenaire, qui a durablement changé la société européenne.
Le film de Mayenfisch a bien sûr une limite, celle du genre: il est construit autour des archives des télévisions suisses, lesquelles présentent une vision «cadrée» du monde. «Une carte n’est pas le territoire», a expliqué il y a longtemps le philosophe polonais Alfred Korzybski, et le monde représenté à la télévision n’est qu’une… représentation du monde. Alex Mayenfisch le sait, il ne prétend pas avoir réalisé un film exhaustif ou définitif.
Mais il n’empêche qu’il comble un manque. Aujourd’hui, on ne s’attache plus qu’au spectacle des choses, et nombreux sont ceux qui voudraient, parce que c’est la mode, enterrer Mai 68, s’en débarrasser comme on le fait d’une vieille photo jaunie.
Histoire vivante
Mai 68 n’est ni à enterrer ni à ressusciter. Au-delà des fantasmes médiatiques, des commémorations militantes et des divagations petites-bourgeoises, c’est un événement à considérer, à tenter de comprendre. Un des témoins de ces années-là le dit très bien dans le documentaire: «Comme souvent dans l’histoire, il y a tout d’un coup une situation où certaines forces convergent et libèrent une tension latente pour arriver à un mouvement comme Mai 68.» Cette histoire est la nôtre, qu’on ait aujourd’hui 70 ou 20 ans.
VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET
1 Commentaire
@YvesT 29.04.2018 | 16h18
«Peut-être ce Monsieur pourrait-il faire un documentaire sur la Paix du Travail ? Il me semble que dans les années 70 en Suisse les gens travaillaient encore 67 heures par semaine, non ?
»