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La politique d'austérité radicale de Javier Milei plonge nombre d’Argentins dans la pauvreté. Malgré cela, Milei et ses réformes demeurent porteurs d'espoir, même pour les plus démunis.



Josef Estermann1, article publié sur Infosperber le 2 mai 2024, traduit par BPLT


La métropole de Buenos Aires, qui compte près de 17 millions d'habitants, ne porte plus si bien son nom. Les «bons airs» qui soufflent sur la ville depuis le Río de la Plata continuent certes à faire disparaître les gaz d'échappement le plus rapidement possible, mais Buenos Aires s'enfonce de plus en plus dans le chaos du trafic. Et l'Argentine attend.

Un calme tendu

A l'instar du tango, que l'on peut qualifier de passion contrôlée, la population argentine semble pour l'instant s'arrêter et attendre le prochain pas de côté. Les uns avec appréhension, les autres dans l'attente fébrile de ce que le président Javier Milei fera ensuite. La «tronçonneuse», comme il se définit lui-même, ayant déjà annoncé avant son entrée en fonction le 10 décembre dernier qu'il entendait mettre l'Etat argentin en pièces.

Milei est un partisan de l'école autrichienne d'un néolibéralisme extrême (Ludwig von Mises, Friedrich August von Hayek) et défend un anarcho-capitalisme couplé à une attitude populiste et conservatrice en matière de valeurs. Il s'inscrit parfaitement dans une galerie de chefs de gouvernement qui s'étend de Donald Trump à Jair Bolsonaro, Giorgia Meloni et Victor Orban, en passant par Nayib Bukele (Salvador) et Daniel Naboa (Equateur). Avec sa coalition ultra-droite et libertaire La Libertad Avanza (La Liberté avance), il promet de sortir l'Argentine de la crise économique qui la frappe depuis plus de vingt ans.

Pour cela, tous les moyens sont bons. Son mouvement étant en minorité au Congrès avec 38 députés sur 257, il souhaite faire passer par décret un ensemble de lois, la «Ley Ómnibus». Sur les 664 lois initiales, il n'en reste plus que 279 en raison de la résistance de l'opposition. Milei est tributaire du soutien d'autres partis, notamment du PRO (Propuesta Republicana) de l'ancien président Mauricio Macri. Les principales lois visent à affaiblir le Parlement et à privatiser les entreprises publiques, mais surtout à réduire la protection sociale, c'est-à-dire la pension de retraite déjà maigre, l'assurance maladie ou les salaires des employés du secteur public.

Comment cacher un éléphant dans une pièce?

A la question de savoir comment il évalue la situation politique actuelle et l'attitude de la majorité de la population face aux projets de Milei, Pepe Tasat, enseignant à l'université Trece de Febrero, me répond par une contre-question: «Comment cache-t-on un éléphant dans une pièce?» Il donne lui-même la réponse par retour du courrier: «En mettant 300 éléphants dans cette pièce».

Il fait ainsi allusion à la Ley Ómnibus, ce même paquet de lois par lequel le président Javier Milei veut transformer radicalement l'Etat argentin. La plupart de ces 300 lois semblent plutôt anodines et pourraient tout à fait trouver une majorité au Congrès et auprès de la population. Mais les plus importantes – l'éléphant dans la pièce – sont si radicales et d'une telle portée qu'elles n'ont une chance de passer que comme partie invisible d'un paquet.

Comme les dirigeants de l'Equateur ou le Salvador avant lui, Milei souhaite introduire le dollar américain comme monnaie nationale, réduire de moitié l'appareil d'Etat, privatiser la plupart des entreprises publiques (comme la compagnie aérienne Líneas Argentinas) et réduire au minimum les subventions et les assurances sociales. Et ce dans une situation de pauvreté croissante, de chômage et d'absence de perspectives. Milei espère que ce «coup de pouce» lui permettra d'éviter la faillite imminente de l'Etat, de maîtriser l'inflation galopante et de redevenir ainsi attractif pour la Banque mondiale, le Fonds monétaire et les investisseurs privés.

Milei a déjà taillé son gouvernement à la «tronçonneuse»: il a réduit de moitié le nombre de ministères, passant de 18 à 9, et ceux qui avaient une importance centrale pour l'opposition ont été supprimés ou transférés dans d'autres. Ainsi, les ministères de l'Environnement et du Développement durable, de la Culture, des Femmes, du Genre et de la Diversité ont notamment disparu. Fin mars, 70'000 fonctionnaires au total avaient été licenciés. La prestigieuse université de Buenos Aires (UBA) est menacée de coupes massives, les hôpitaux de coupes radicales dans leurs budgets.

Mendiants et sans-abri

L'Argentine a longtemps été considérée comme une lueur d'espoir en Amérique latine. De nombreux jeunes du Pérou, de Colombie, de Bolivie ou du Paraguay se sont installés au pays des gaúchos pour tenter leur chance, faire des études et se construire un avenir. Actuellement, le mouvement migratoire va dans l'autre sens: de nombreux étrangers quittent le pays, même les Vénézuéliens qui voulaient échapper au désespoir retournent dans leur pays d'origine, car ils ne voient pas d'avenir en Argentine.

Je n'ai jamais vu autant de mendiants et de sans-abri dans les rues de Buenos Aires qu'en ce moment. On me demande régulièrement si je n'ai pas de moneda. Alors que le terme «monnaie» est un vestige des temps anciens, car en ce moment, même les billets de cent francs ne suffisent pas pour s'acheter un petit pain. Le taux d'inflation annuel en Argentine a dépassé les 270% en mars et est l'un des plus élevés au monde. Le renchérissement ne cesse de dévorer les ajustements des salaires.

Cependant, de moins en moins de personnes perçoivent un salaire pour leur travail. On estime que plus de 70% travaillent dans l'économie souterraine, et la tendance est à la hausse. Le salaire minimum officiel est de 180 francs; un appartement moyen à Buenos Aires coûte 500 francs. Un vaccin contre la dengue coûte 130 francs, une situation bien sombre au vu de l'épidémie qui sévit actuellement avec 210'000 cas et 160 décès.

Au cours des quatre mois qui ont suivi l'entrée en fonction de Javier Milei, le nombre de pauvres a augmenté d'environ 15% et celui des chômeurs d'environ 30%. Aujourd'hui, trois Argentins et Argentines sur cinq sont «pauvres», et 15% d'entre eux sont même «sans ressources», c'est-à-dire qu'ils doivent vivre avec moins de deux dollars américains par jour. Parmi les chômeurs, la situation des jeunes est particulièrement dramatique: en l'espace d'un an, leur nombre a triplé, faisant de l'Argentine le dernier pays d'Amérique du Sud en la matière.

La monnaie nationale, le peso, a perdu deux tiers de sa valeur en un an. Une véritable jungle de taux de change s'est développée pour échanger des pesos; il existe au moins six taux différents, selon que l'on change dans la rue, dans un bureau de change, dans une banque ou via Western Union, selon que l'on a besoin de pesos en tant que touriste ou propriétaire d'un commerce.

Attendre et boire du maté

A la question de savoir pourquoi les gens ne sont pas descendus dans la rue face à cette situation, on entend toujours la réponse suivante: «Attendons de voir si Milei peut mettre son projet à exécution». Beaucoup de gens espèrent encore que les coupes budgétaires pourraient finalement mettre un terme, certes douloureux mais durable, à la crise sans fin des 20 dernières années. Beaucoup ont déjà oublié les ajustements structurels radicaux des années 1980 et voient en Milei le mal menor, le moindre mal. Ils en ont assez d'une élite – libérale de gauche ou conservatrice de droite, selon les cas – sans cesse éclaboussée par la corruption et qui n'a pas résolu les véritables problèmes du pays.

A l'instar de Trump aux Etats-Unis, Milei est même considéré comme porteur d'espoir par les pauvres et les démunis, même s'ils doivent lutter pour leur survie. La «tronçonneuse» devrait pourtant accomplir sa mission le plus rapidement et le plus efficacement possible, même si cela s'annonce douloureux à court terme. L'opposition, en revanche, voit la démocratie menacée et craint un déclin inexorable de la fière nation.

Mais il demeure des choses dont personne ne se prive en Argentine d'être fier: le football, le pape François et l'omniprésent maté, ce thé âpre que les Argentins sirotent avec délectation avec une paille métallique.


1Le rédacteur en chef Josef Estermann, collaborateur régulier d'Infosperber, a vécu et travaillé pendant 17 ans au Pérou et en Bolivie. Il effectue actuellement une tournée de conférences en Argentine, en Bolivie et au Chili.

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