Actuel / On y voit plus clair dans les embrouilles Lauber-FIFA
Les révélations du Tages Anzeiger sur les rencontres du procureur de la Confédération Michael Lauber avec le président de la FIFA Gianni Infantino ont provoqué un tollé politique et médiatique en Suisse alémanique cette semaine. Face aux dégâts d’image pour la justice suisse, les appels à la démission, voire au licenciement ou même aux plaintes pénales contre le procureur se multiplient.
Cet article de Karine Pfenniger est paru sur le site Gotham City le 30 avril 2020.
“Soit on meurt en héros, soit on vit assez longtemps pour se voir endosser le rôle du méchant“, lançait le procureur général de Gotham City, Harvey Dent, dans le le film The Dark Knight. Comme la célèbre ville de Batman, la Suisse verra-t-elle son séduisant procureur général tomber dans son propre piège, rongé par les forces du mal qu’il était censé combattre?
C’est un séisme qui a frappé la justice suisse cette semaine. Lundi 27 avril 2020, l’enquête fédérale contre d’anciens responsables européens du football atteignait sa date de prescription. Ce même jour, le Tages Anzeiger publiait de nouvelles révélations au sujet des rencontres entre l’équipe de Michael Lauber et Gianni Infantino.
Depuis lors, on s’étrangle dans les journaux de Suisse alémanique et d’Allemagne. Pour le journaliste Christian Brönnimann, qui a participé aux révélations, les derniers événements sont “les gouttes d’eau qui font déborder le vase”. En Suisse romande en revanche, l’onde de choc médiatique ne s’est que peu fait sentir.
Emails récupérés
Commençons par ce qui a déclenché le sursaut. Lundi dernier, le procès de l’ex-secrétaire général de la FIFA Urs Linsi, des anciens présidents de la Féderation allemande de football (DFB) Wolfgang Niersbach et Theo Zwanziger, ainsi que de l’ancien directeur général de la DFB Horst R. Schmidt, était définitivement enterré à Bellinzone. Au même moment, plusieurs médias affiliés à la plateforme des Football-Leaks, dont les publications de TX Group et Der Spiegel, révèlent que l’équipe de Michael Lauber et Gianni Infantino se seraient rencontrés bien plus souvent que ce que l’on savait jusque-là.
En 2016, peu de temps après que Gianni Infantino a pris la tête de la FIFA, le Ministère public de la Confédération (MPC) ouvre une enquête au sujet d’un contrat pour des droits télévisés. Son signataire n’était autre que Gianni Infantino lui-même, à l’époque où il était directeur juridique de l’UEFA.
Le 12 mars 2016, quelques jours après une razzia du MPC à son ancienne place de travail à Nyon, Infantino écrit un email à son ami Rinaldo Arnold, par ailleurs procureur du Haut-Valais, pour lui demander d’organiser une réunion supplémentaire avec Michael Lauber afin de clarifier les soupçons portant sur sa période à l’UEFA. Ce sont ces emails que le Tages Anzeiger et les autres journaux ont obtenu.
“Je vais essayer d’expliquer au MPC qu’il est dans mon intérêt que tout soit éclairci aussi vite que possible, qu’il soit dit clairement que je n’ai rien à voir avec cette affaire”, écrit Infantino à son ami, qui lui répond: “Ce qui est important c’est le rendez-vous dans deux semaines. Si tu veux je peux de nouveau t’accompagner.”
De nouveau”, peut-être parce que Rinaldo Arnold avait déjà organisé un rendez-vous avec Michael Lauber, le 8 juillet 2015, auquel il avait participé, tout comme le chef de l’information du MPC André Marty.
Restaurant "Au premier"
Le 22 mars 2016, Gianni Infantino, Michael Lauber, André Marty et Rinaldo Arnold se rencontrent. Le 22 avril 2016, rentré en Suisse avec le jet privé de l’émir du Qatar, Infantino voit à nouveau Lauber, au restaurant “Au premier” de la gare centrale de Zurich, en compagnie du chef du service juridique de la FIFA et du chef de la section crime économique du MPC. D’après les révélations des quotidiens de TX Group, ces deux rencontres auraient porté sur l’enquête en cours au MPC au sujet du contrat de l’UEFA signé par Gianni Infantino.
Trois jours plus tard, le 25 avril 2016, la FIFA se constitue partie plaignante dans l’enquête “Sommermärchen”, pour “conte de fée d’été” selon son nom de code. Or, comme l’expliquent 24 heures et la Tribune de Genève, “cette manœuvre facilitait le travail des enquêteurs car il est difficile de prouver une fraude si l’on n’a pas de plaignant dans une affaire de ce type.”
5 snacks à 6 francs
Le 16 juin 2017, le président de la FIFA et le procureur général se voient une troisième fois, en compagnie d’André Mary et de Rinaldo Arnold, dans la “Meeting Room III” de l’hôtel Schweizerhof, à Berne. Une cinquième personne y assiste, puisque cinq snacks à 6 francs sont consommés. Cet invité mystère n’a pas été identifié pour l’heure. Aucune de ces rencontres n’est inscrite dans le protocole.
Enfin, en novembre 2017, le MPC clôt son enquête sur le contrat signé par Gianni Infantino pour le compte de UEFA.
Mais ce n’est pas tout. A l’aide d’un document qui résume les travaux facturés à la FIFA par une “grande étude d’avocats zurichois”, comme l’écrit la Tribune de Genève, la cellule enquête de TX Group révèle que l’ampleur des liens entre la FIFA et le MPC dépasse tout ce que l’on savait.
Ce document “montre que non seulement Michael Lauber et son bras droit de l’époque, Olivier Thormann, avaient une relation directe et informelle avec la FIFA, mais que c’était aussi le cas des procureurs qui menaient directement les enquêtes”, comme Cédric Remund et Markus Nyffenegger, explique la Tribune de Genève. Entre juillet et septembre 2016, le parquet fédéral et les avocats de la FIFA se seraient téléphonés plus de vingt fois.
"République bananière"
Outre-Sarine, ces révélations, combinées avec la prescription du procès FIFA, ont enflammé la presse.
“Nous sommes une république bananière: comment la justice pénale suisse est devenue la risée de la communauté internationale” titrent plusieurs quotidiens, dont l’Aargauer Zeitung. “Une débâcle pour la justice suisse” se lamente SRF, pour qui “tout se termine dans un grand embarras – coronavirus ou pas”.
Le ton n’est pas plus clément en Allemagne. “Amen, Tusch und dreifaches Helau!” lance la très sérieuse Süddeutsche Zeitung, alors que le Spiegel décrit un “embarras pour les enquêteurs, un désastre pour la recherche de la vérité”. Pour la ZDF enfin, “les Suisses ont échoué”. “Ainsi, le scandale non résolu […] de corruption dans le football se transforme en un beau scandale de justice qui reste à résoudre en Suisse”, achève la présentatrice du journal télévisé.
Le TPF critiqué
Le MPC n’est pas le seul a subir les critiques. Certains, comme l’expert en droit pénal et en corruption Mark Pieth, soulignent également le rôle du Tribunal pénal fédéral (TPF). Dans une interview de la NZZ publiée lundi, le professeur met en doute les agissements du tribunal de Bellinzone: “Il a fallu près de six mois avant que la Cour pénale fédérale se prononce pour la première fois. Normalement, l’examen de l’acte d’accusation dure quelques semaines, surtout lorsque la prescription menace. Je me demande donc ce que le tribunal a fait durant si longtemps. Lorsque l’audience principale a finalement commencé en mars à Bellinzone, elle a été suivi d’une étrange secousse – un pas en avant, deux pas en arrière, sans aucune logique discernable. Cela donne l’impression que la Cour pénale fédérale cherchait un prétexte pour se sortir de la pagaille d’une manière à peu près décente. Ce prétexte s’appelle maintenant la crise du corona.”
Dans un communiqué paru mardi, le TPF s’est empressé de rejeter les critiques portées contre lui: “Le Tribunal pénal fédéral est saisi de l’accusation depuis août 2019; vu l’imminence de la prescription et comme le montrent les étapes de procédures décrites ci-dessous, le Tribunal a agi sans désemparer. […] Ce ne sont pas des erreurs de procédure imputables au Tribunal pénal fédéral mais des circonstances procédurales et la marche à suivre relative à la pandémie de coronavirus qui font que la procédure pénale ne peut se terminer par un jugement et sera close après avoir accordé aux parties leur droit légal d’être entendues.”
Il n’empêche, pour Mark Pieth, “cet incident renforce l’impression, qui est aussi de plus en plus répandue à l’étranger, que la justice suisse est négligée à tous les niveaux. Dans le cas des procès du football, ce n’est pas seulement le Ministère public de la Suisse qui est négligent, mais aussi le Tribunal pénal fédéral”, a-t-il déclaré dans un article publié mardi notamment dans la Luzerner Zeitung.
Quoi qu’il en soit, la fin en queue de poisson de l’opération “Sommermärchen” risque de coûter cher à la Confédération. “La justice helvétique va devoir indemniser quatre accusés allemands et un Suisse. Il pourrait y en avoir pour plus de 500’000 francs. Sans compter les frais de procédure qui seront aussi à la charge du contribuable suisse”, prédit par exemple la Tribune de Genève.
Lauber accablé
Ces derniers jours, le MPC est resté réservé dans sa communication, en déclarant notamment à la Basler Zeitung: “Michael Lauber est procureur général en exercice. Comme auparavant, le bureau du procureur général communiquera aux instances compétentes.”
A son propos, le ton est sans pitié dans la presse germanophone. Infosperber se remémore avec amertume “l’homme de belles paroles”, comme la Neue Zürcher Zeitung le présentait dans une interview de 2016. Le site d’information constate qu’il existe un abîme entre la situation actuelle et les déclarations d’autrefois du procureur général.
Le 17 juin 2015, à l’occasion d’une conférence de presse au sujet de l’enquête FIFA, Michael Lauber avait souligné l’“intérêt public important pour une enquête criminelle indépendante.” “Belles paroles, qu’il a lui-même souillées”, conclut amèrement le site d’information.
Pour le journaliste Christian Brönnimann, “la débâcle du procès sur la Coupe du monde 2006 et les nouveaux indices concernant les rencontres secrètes avec la FIFA sont les gouttes d’eau qui font déborder le vase. Si le procureur de la Confédération ne démissionne pas de lui-même, le parlement doit intervenir. Il doit réaliser que la réélection de justesse de Michael Lauber, à l’automne dernier, n’est pas une raison pour ne pas l’écarter de son poste aujourd’hui. Pour le bien de la justice suisse.”
Demande de révocation
Et justement, à Berne, le porte-parole de la Commission judiciaire du parlement et député PBD Lorenz Hess a déjà déposé une demande de révocation mardi. La Commission judiciaire devra décider lors de sa prochaine session, le 13 mai, si elle décide d’entamer la procédure de révocation ou non.
D’après le Tagesschau de mardi soir, tous les partis fédéraux, à l’exception du Parti libéral-radical (PLR), dont l’un des chefs de file au parlement, Christian Lüscher, est ami de longue date avec Michael Lauber, soutiendraient la procédure.
Lundi soir déjà, le vice-président de la Commission judiciaire et député social-démocrate Matthias Aebischer déclarait déjà au Tagesschau: “Les dommages causés aux institutions sont immenses. Si le procureur fédéral ne démissionne pas de son propre chef maintenant, je soutiendrai la procédure de mise en accusation, car les choses ne peuvent pas continuer ainsi.”
D’autres membres de la Commission judiciaires ont également exprimé un avis similaire. “J’attends du procureur fédéral Lauber qu’il en tire les conséquences et qu’il démissionne”, a déclaré lundi le conseiller national schwyzois UDC Pirmin Schwander dans les titres de TX Group, comme la Basler Zeitung: “Sinon, nous devons maintenant examiner quels sont les critères de révocation. Nous ne pouvons pas attendre deux ans que l’enquête disciplinaire ait passé en revue toutes les instances. Les dommages causés à la réputation des institutions seraient trop importants.”
Au Conseil national, des voix se sont également élevées dès lundi pour souhaiter le départ de Michael Lauber. “Tout cela est déjà très gênant. Il serait préférable que Michael Lauber démissionne de son propre chef”, a par exemple déclaré lundi Nicolo Paganini, député saint-gallois chrétien-démocrate, à la Basler Zeitung et d’autres titres.
Défense
Du côté de la FIFA, on n’a pas non plus tardé pour s’exprimer au sujet des révélations des journaux de TX Group. Pour la fédération, les accusations sont “délibérément trompeuses et malveillantes et ne reflètent pas la vérité sur la FIFA et le Président de la FIFA Gianni Infantino”, relate Nau. La fédération affirme également que les emails auraient été volés.
Et pour la suite? D’une part, l’Aargauer Zeitung et d’autres titres spéculent sur d’éventuelles poursuites pénales contre le procureur général, par exemple en raison de la présence de Rinaldo Arnold, tierce partie à la procédure, à certaines des rencontres secrètes, ce qui pourrait constituer une violation du secret professionnel. “Ainsi, le plus haut procureur du pays, qui lui-même n’a pas soutenu une seule accusation, pourrait un jour se retrouver au tribunal après tout”, conclut l’Aargauer. La présomption d’innocence prévaut.
D’autre part, le quotidien argovien prévoit que les révélations sur les tractations systématiques entre l’équipe de Lauber et Infantino pourraient menacer la vingtaine d’autres procès FIFA prévus en Suisse. Contrairement à l’enquête “Sommermärchen” portant sur le mondial de football de 2006, les autres dossiers ne sont en effet pas encore prescrit.
Mardi, le Tribunal pénal fédéral a d’ailleurs annoncé de nouvelles dates pour les audiences de l’une des autres procédures en cours, le procès de Jérôme Valcke, l’ancien secrétaire général de la FIFA, et de Nasser Al-Khelaïfi, le président qatari du Paris Saint-Germain (PSG) et de BeIn Media.
En attendant, le service de vidéos à la demande Amazon Prime prépare une série sur le scandale FIFA, à paraître en 2020. Une maigre consolation pour ceux et celles qui attendaient que justice soit faite à Bellinzone.
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