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Actuel / Les chaux-de-fonnières et l'alcool, une histoire cachée


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A la fin du XIXe siècle, boire est implicitement une affaire d’hommes. Il s’avère très difficile de retracer l’histoire de cette pratique chez les femmes.




Coline de Senarclens


Retracer l’histoire de la consommation d’alcool des femmes revient à chercher des aiguilles dans des bottes de foin. Les sources de la fin du XIXe siècle n’en traitent guère. Implicitement, l’alcoolisme se réfère alors à la consommation des hommes. Un neutre masculin qui rend compliqué la recherche.

D’autant qu’il n’y pas que les sources qui nous échappent: les femmes se cachaient aussi pour boire. Elles buvaient, mais discrètement et souvent de manière solitaire. Dans cette perspective, La Chaux-de-Fonds est intéressante à étudier, en particulier en raison du grand nombre de sources à disposition. Les ligues antialcooliques y étaient puissantes et zélées, parce que la consommation d’alcool y était particulièrement visible. La ville horlogère s’est développée dès le milieu du XIXe siècle et a vu sa population quadrupler en moins de 50 ans. Elle affichait en 1895 le taux de débits de boissons le plus dense de Suisse, avec un établissement pour 186 âmes. «Cela revient à dire que 80 hommes à peu près doivent faire vivre un café», relève en 1895 le Dr Clerc dans le programme d’action de la Ligue patriotique suisse contre l’alcoolisme (LPSA). Ce sont les hommes qui consomment dans les bistrots.

Les numéros 32 à 36 de l’avenue Léopold-Robert à La Chaux-de-Fonds en 1900. © Albert Schönbucher. Bibliothèque de la Ville de La Chaux-de Fonds, Département audiovisuel

Et ils sont nombreux, prolétaires, souvent sans famille, ayant migré à La Chaux-de-Fonds pour travailler dans l’industrie. Cette consommation alcoolique ostentatoire trouble l’ordre public et la tranquillité bourgeoise. Elle inquiète les sociaux-hygiénistes de la LPSA, pour qui l’alcool met en péril la société dans son entier.

Plusieurs mouvements de tempérance et d’abstinence voient le jour durant la seconde moitié du XIXe siècle. Déjà mentionnée, la LPSA avait une section chaux-de-fonnière qui «a toujours été la plus entreprenante et la plus active». La Croix-Bleue, dont la section chaux-de-fonnière compte jusqu’à un millier de membres au début du XXe siècle sur environ 40'000 âmes, est un mouvement protestant prônant l’abstinence par la prière. Les archives de ces deux mouvements permettent de se figurer comment, où et dans quelle quantité les femmes buvaient.

Victimes ou responsables

La consommation d’alcool est étroitement liée aux rôles sociaux. Aux XIXe siècle, les espaces et les rôles étaient bien délimités. Ceux qui étaient attribués aux femmes étaient peu propices à la consommation d’alcool. Les qualités exigées des femmes de retenue, de sobriété et de dignité s’avéraient incompatibles avec la boisson, en particulier dans les lieux de sociabilité masculine que sont les cafés. Les sources sont peu disertes sur la consommation des femmes. Elles traitent avant tout des femmes «autour» de l’alcool. Elles sont perçues en premier lieu comme des «victimes». Du mari violent qui dépense son maigre salaire au cabaret au fiancé infidèle, elles souffrent de l’abus d’alcool de leurs hommes. Et il est vrai que le cadre légal à la fin du XIXe siècle en Suisse ne permettait pas aux femmes de disposer ni de leur revenu ni de leur héritage; de quoi les mettre dans une situation de grande vulnérabilité. Les femmes sont également perçues comme «responsables».

Un des axes de prévention de l’alcoolisme passe par la formation des épouses et des mères afin d’assurer un foyer paisible et bien entretenu. Pour éviter que les maris ne se rendent au café, il faut savoir cuisiner des plats savoureux avec peu – parce que la Chaux-de-Fonds est une ville ouvrière relativement pauvre. La section chaux-de-fonnière de la LPSA distribuait à tous les jeunes mariés un petit livre intitulé Le bonheur domestique. On y trouve de nombreux conseils d’économie domestique. Les femmes doivent montrer l’exemple en ne buvant pas, en refusant de servir de l’alcool et en se rendant agréables à leur mari, autant physiquement que par leur caractère.

Une série de cartes postales éditées vers 1900 à Genève dénoncent le fléau de l’alcoolisme. Elles montrent les femmes comme victimes ou responsables de l’alcoolisme des hommes, mais jamais comme alcooliques elles-mêmes.
© Musée d’art et d’histoire, Ville de Neuchâtel.

Les femmes prennent part à des activités philanthropiques sans jamais apparaître au premier plan. Dans la lutte contre l’alcoolisme, elles étaient nombreuses à la Croix-Bleue, où elles se livraient à toutes sortes d’activités que les sources mentionnent sans jamais faire référence nommément à l’une d’elle. L’activité philanthropique convient aux femmes au prétexte qu’elle demande des qualités «naturelles» jugées féminines, telles que l’amour du prochain et la douceur. Non rémunérée, elle encourage «la modestie qui convient à son sexe» selon une formule d’un bulletin de la Croix-Bleue de 1918. Cette activité permet aussi d’éviter l’oisiveté qu’on craint plus que tout, et qui pourrait notamment mener à… l’alcoolisme. Cette crainte de l’inactivité est forte dans la mentalité bourgeoise philanthrope exprimée dans les sources de la Croix-Bleue chaux-defonnière, ville très majoritairement protestante.

Sociabilité alcoolique

Alors que les hommes boivent de manière ostensible, les femmes se montrent discrètes, car leur consommation d’alcool est jugée plus sévèrement. En effet, si l’ivrognerie est condamnée chez les deux sexes, celle des femmes est perçue comme le comble de la déchéance. Certaines sources calculent la consommation d’alcool par tête en soustrayant préalablement les femmes et les enfants. Elles partent de l’a priori que les femmes ne boivent pas du tout. Cette erreur d’appréciation s’explique principalement par le fait que les femmes sont «plus solitaires dans ce défaut», que leur consommation d’alcool est moins visible et surtout qu’elle trouble peu l’ordre public.

Les femmes consommaient avant tout chez elles, peut-être entre voisines, mais probablement davantage seules. Elles buvaient également au travail, comme en témoigne Zola dans L’Assommoir: «A onze heures, elles sortaient leur litre de vin, leur pain et leur saucisse. Quand le vin était fini, elles se remettaient à l’ouvrage.» Cependant, la sociabilité alcoolique autour du travail des femmes n’est pas systématique comme celle des travailleurs masculins, au café ou lors des jours de Saint Lundi, chômés, à boire entre pairs, véritable institution chaux-de-fonnière. 

Des sources font état de consommation des femmes dans les magasins et boutiques pendant leurs courses. Ainsi, le pasteur vaudois Antony Rochat écrit en 1889 (Les nouvelles lois cantonales concernant l’alcoolisme depuis la révision partielle du 25 octobre 1885): «C’est de cette façon qu’à Genève, sans jamais compromettre sa réputation d’honnête femme en franchissant seule le seuil d’un estaminet, (…) une femme peut être au bout de sa journée complètement alcoolisée pour avoir pris le matin avec un paquet de chicorée un ou deux petits verres de chartreuse, et autant à la laiterie; un ou deux petits verres de gentiane à midi chez le marchand (…), pour avoir avant son goûter avalé trente centimes d’anisette en même temps qu’elle achetait deux sous de café, sans compter (ce) qu’elle pourra absorber le soir en compagnie de quelques commères du voisinage chez la marchande de légumes.»

Quant à l’abus, on sait qu’il existe à Lausanne l’asile Bethesda pour femmes alcooliques, fondé par la Croix-Bleue, qui permet d’accueillir une trentaine de personnes. Dans son mémoire intitulé L’alcoolisme publié en 1887, le médecin neuchâtelois Auguste Châtelain relève que, dans l’asile cantonal de Lucerne, sur 7362 admissions, 825 hommes et 98 femmes sont atteints d’alcoolisme. Ces rares chiffres ne permettent bien sûr aucune statistique fiable, mais ils démontrent au moins que les femmes consommaient de l’alcool d’une manière ou d’une autre.


Cet article est paru dans le numéro de mars 2018 de Passé simple, mensuel romand d’histoire et d’archéologie, www.passesimple.ch

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

2 Commentaires

@Elizabeth 23.06.2018 | 16h03

«Tout ça fait froid dans le dos et on se réjouit dans un premier temps de ne pas vivre à cette époque, mais quand on y réfléchit, la nôtre ne vaut guère mieux dans le genre bien-pensante, faussement vertueuse et donneuse de leçons. »


@Seilene 28.06.2018 | 10h39

«En ce qui concerne l'alcoolisme, il est présenté comme particulièrement festif, et intégrateur social, mais en observant les habitudes autour de nous, on s'aperçoit que l'alcool a encore un rôle très important. Et pas que pour la gastronomie ... Et à tout âge, tout sexe et toute catégorie sociale confondue ... »


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