Actuel / La nécessaire transformation de l’aide humanitaire internationale
Au-delà des grands discours compassionnels, le modèle économique de l’aide humanitaire ne peut pas faire l’impasse sur l’origine des sources de financement et ce qu’elles impliquent. Pierre Micheletti, médecin, co-responsable du master «Politiques et pratiques des organisations internationales» à l'Institut d'Etudes Politiques de Grenoble et président d'Action Contre la Faim analyse la situation et propose des pistes de changement.
Pierre Micheletti, Université Grenoble Alpes (UGA)
S’intéresser au modèle économique de l’aide humanitaire internationale ne peut se résumer à inventorier les sommes nécessaires et leurs destinations. Les sources de financement, leurs origines, les conditions posées par les financeurs et les choix prioritaires d’affectation sont également porteurs de sens et d’enjeux cruciaux.
La façon dont se déclinent les réponses aux points qui précèdent traduit des logiques politiques, des rapports de force entre puissances, des stratégies d’influence ou de domination. Au-delà des grands discours compassionnels, les chiffres nous dévoilent des mécanismes plus équivoques, en même temps qu’ils pointent d’urgentes pistes de changement.
Les inconvénients majeurs du système actuel
Tel qu’il se présente aujourd’hui, le financement de l’aide humanitaire internationale présente trois inconvénients majeurs:
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Il n’arrive pas à réunir les sommes nécessaires pour couvrir les besoins identifiés chaque année par le Bureau de Coordination des Nations unies pour les Affaires humanitaires (OCHA).
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Il expose l’aide humanitaire à différentes formes de limitation ou de subordination à la volonté politique des quelques pays qui dominent largement, via leurs contributions volontaires, l’enveloppe annuelle.
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Il transfère aux principales ONG internationales la responsabilité de trouver des financements complémentaires à ceux des États. Il entraîne dès lors ces ONG vers des formes de marchandisation de leur mission, vers une quête incessante de performance pour réduire leurs frais de fonctionnement, et vers une dépendance à l’égard de la générosité de leurs donateurs individuels.
Le secrétaire général de la Fédération internationale des sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (FICR), Jagan Chapagain (à gauche), et le président de la Fédération internationale de l’automobile (FIA), Jean Todt, assistent à une cérémonie de signature après que la FIA a remis un chèque de près de 2 millions d’euros à la FICR pour soutenir l’action mondiale de l’organisation humanitaire face à l’épidémie de Covid-19, le 22 juillet 2020 à Genève. © Fabrice Coffrini/AFP
Aussi, sortir d’un système de financement volontaire, concentré sur un nombre très restreint de pays, est désormais une priorité pour contourner les obstacles énoncés ci-dessus.
Un outil du soft power occidental ?
L’aide humanitaire non gouvernementale est actuellement dominée par un modèle d’organisation, des financements et une visibilité opérationnelle qui peuvent l’identifier comme un outil du soft power des pays occidentaux. Ce modèle touche ses limites en termes de crédibilité, d’efficacité et d’acceptabilité. Il est devenu anachronique par rapport aux évolutions internationales des dernières décennies, qui ont conduit à l’émergence d’un monde multipolaire.
Un écran affiche les mots « L’Amérique est un champion de la démocratie. Plus de 190 millions de dollars en nouvelle assistance humanitaire et médicale » derrière le secrétaire d’État Mike Pompeo alors qu’il s’exprime lors d’une conférence de presse au département d’État à Washington, DC le 10 juin 2020. © Andrew Harnik/AFP
L’humanitaire international, qui avait difficilement réussi à se définir un espace autonome en passant parfois à travers les mailles des souverainetés étatiques, et à agir localement avec efficacité, est de plus en plus gêné par la volonté explicite de l’inclure dans le cadre de politiques contre-insurrectionnelles visant à gagner la loyauté des communautés.
Ainsi, pour éviter une paralysie des secours, l’ensemble des parties prenantes dans un conflit doivent agir de façon concertée pour empêcher la manipulation de la démarche humanitaire à des fins politiques. À ce titre, les forces armées ne devraient plus faire usage de la symbolique ou de la rhétorique humanitaire dans des contextes où leurs arrière-pensées tactiques sont manifestes.
Après avoir constitué l’un des berceaux du mouvement humanitaire français, l’Afghanistan aura initié les prémices d’une paralysie à laquelle sont désormais confrontées les ONG internationales – mais aussi les autres acteurs – dans d’autres pays. Ces ONG se retrouvent fréquemment dans l’incapacité d’agir, dès lors qu’elles interviennent sur des terrains où une partie des belligérants remettent en cause leur neutralité ou leur indépendance.
La constellation hétérogène des ONG internationales
Par leur grand nombre, par leurs domaines de compétence très variés, par les rapports qu’elles entretiennent avec l’État dans leurs différents pays d’origine comme dans ceux où elles interviennent, et aussi par l’origine de leurs sources de financement, les ONG forment une constellation hétérogène.
Elles ont avec la guerre des liens étroits, anciens, et côtoient sur les terrains de conflit ces deux autres acteurs majeurs de l’aide internationale que sont les Nations unies, via leurs agences spécialisées, et le mouvement de la Croix-Rouge.
Ces deux dernières familles ont leurs propres cadres juridiques et financiers, et des mandats spécifiques. La formalisation de leurs rôles est plus précise que celle qui régit les modalités d’intervention des ONG internationales. Cette formalisation n’empêche pourtant pas complètement les tensions et divergences entre membres d’une même catégorie d’acteurs. L’Afghanistan, ou l’Irak pour les Nations unies, la Syrie pour le mouvement de la Croix-Rouge, ont été des crises récentes durant lesquelles ces tensions ont été explicites et perceptibles.
Peter Maurer (au centre), le président du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), s’entretient avec des travailleurs humanitaires après leur arrivée dans l’enclave de Douma (Ghouta orientale, Syrie), tenue par les rebelles, avec un convoi transportant de l’aide alimentaire le 15 mars 2018. © Hamza Al-Ajweh/AFP
Les ONG, malgré leur large diversité, n’en apparaissent pas moins confrontées aujourd’hui, dans leur volonté de porter secours sur les zones de guerre où qu’elles soient, à un risque majeur de paralysie. Cet «empêchement» potentiel ou réel à agir résulte de mécanismes variés et intriqués qui traduisent une évolution du «regard de l’Autre» sur ce que sont et font les ONG internationales. Les humanitaires se confrontent à des réalités désormais différentes de celles des moments fondateurs du mouvement. La puissance symbolique et l’immunité tacite dont bénéficiaient les humanitaires ont vécu. Il y a, dans le mouvement humanitaire contemporain issu des «sociétés civiles», quatre mécanismes, quatre dynamiques, pour ne pas dire quatre «tentations», dont il apparaît qu’elles ont, pour les trois premières, des sources anciennes.
Les quatre tentations
La «tentation néolibérale» est présente dès l’apparition du concept d’ONG, en 1945, qui déjà mêlait sous cette appellation des entités très éloignées du concept français d’associations tel qu’il avait été théorisé par Alexis de Tocqueville au XIXe siècle.
Cette dynamique néolibérale est également perceptible dans le modèle financier global de l’aide humanitaire internationale qui repose, pour un quart, sur la générosité aléatoire de donateurs privés et, pour les trois autres quarts, sur la contribution optionnelle d’un nombre restreint d’États. La défaillance des financements publics pousse alors les humanitaires à s’engager sur les sentiers hasardeux – et parfois éthiquement discutables – du marketing émotionnel.
On retrouve dans la pratique des ONG internationales les ingrédients d’un libéralisme parfois nié, parfois revendiqué, parfois source de différends entre les différentes organisations : culte de la performance, apologie de l’argent privé comme gage de la «liberté d’entreprendre», défiance à l’égard du pouvoir des États, revendications de l’affranchissement vis-à-vis de toutes formes de régulation/coordination, propos parfois hostiles entre ONG à l’égard de la «concurrence».
La tentation de «l’occidentalo-centrisme» est patente, comme en témoignent les sources de financement et le quasi-monopole dans le domaine de l’aide humanitaire des ONG issues de pays d’Europe de l’ouest ou d’Amérique du Nord.
Le Sommet humanitaire mondial d’Istanbul de 2016, a, à ce jour, échoué à mettre en œuvre l’une de ses recommandations visant à donner plus de moyens aux ONG locales et nationales pour délivrer de l’aide. Les derniers chiffres disponibles montrent que l’enveloppe financière globale de près de 29 milliards de dollars annuels ne profite que très faiblement aux acteurs locaux, dans une proportion qui n’arrive pas à décoller de 2,5 % – là où le sommet d’Istanbul préconisait d’atteindre progressivement, à horizon 2020, la proportion de 20 %.
La «tentation sécuritaire» des principaux financeurs devient un sujet de préoccupation majeur. Elle instaure une logique de contrôles tatillons et intrusifs, et prétend instaurer un barrage dans la possibilité, sur les terrains de guerre, de négocier librement avec tous les protagonistes de la violence, amenant les ONG à cheminer sur une ligne de crête risquée. Elles deviennent soumises à des procédures administratives kafkaïennes, sont mises en situation d’agir selon des modalités qui mettent en péril les principes fondateurs de neutralité et d’indépendance théorisés par le Comité international de la Croix-Rouge, en même temps qu’émergent des questions éthiques telles que la demande insistante de certains financeurs que leur soient communiquées les listes des bénéficiaires, rupture majeure dans le code de déontologie des soignants en particulier.
La posture des financeurs est ambiguë: ils orientent majoritairement leurs dons vers des pays en guerre, souvent confrontés à la question du radicalisme religieux comme cofacteur de la violence; ils mandatent les ONGI pour mettre en œuvre des actions; mais ils sont réticents à ce que les humanitaires négocient avec tous les acteurs d’un conflit. Nous assistons ainsi à un évident transfert de risques de la part des pays donateurs vers les ONG. À ces dernières, la mise en œuvre des gestes de secours, la contribution aux financements, le rôle d’effectrices de volontés de pacification, le décompte des personnes blessées, kidnappées et tuées dans l’exercice de leurs missions. Aux gouvernements donateurs le bénéfice politique et stratégique, sur l’échiquier international, de l’aide fournie.
A ces enjeux préalables, dont certains étaient présents dès l’acte de naissance des différentes organisations, la pandémie de Covid-19 vient rajouter un danger supplémentaire: la «tentation de la rétraction».
L’épidémie virale, qui a commencé à se propager début 2020, provoque une forme d’injonction paradoxale. Elle a entraîné l’intervention massive de l’État, même dans les pays champions d’un capitalisme débridé, pour éviter la casse économique et sociale. On peut voir dans ces interventions le retour de l’État-providence. Chemin faisant, au-delà des réactions et stratégies de chaque pays, c’est, par inférence, la place des gouvernements dans le financement de l’aide humanitaire internationale qui est à nouveau questionnée.
Ces dix dernières années, de façon stable, les appels coordonnés des Nations unies ont fait apparaître un déficit de financements gouvernementaux de l’ordre de 40 % des sommes espérées. Cela représentait, pour l’année 2018, un manque d’environ 10 milliards de dollars. Ce montant apparaît brusquement dérisoire face aux moyens déployés par les pays développés pour préserver leurs économies. Il émerge une forte inquiétude: dans une situation économique mondiale très dégradée, se profile le spectre d’une réduction des fonds publics destinés à l’aide humanitaire internationale. Dans un scénario pessimiste, mais pas irréaliste, de baisse concomitante des fonds publics provenant des pays de l’OCDE – centrés sur le renforcement de leurs économies – et d’un «décrochage» des fonds privés réunis par les ONG, c’est toute la structure financière globale de l’aide humanitaire mondiale qui se trouverait alors dramatiquement affectée.
Plus d’une centaine de pays constituent le groupe défini par la Banque mondiale comme étant «à revenus élevés». Tous ensemble, ils ont généré en 2018 un Revenu national brut de 80 000 milliards de dollars. Si chacun de ces pays contribuait à hauteur de 0,03 % de son RNB, comme nous le proposons dans notre récent ouvrage, alors serait obtenue l’intégralité des sommes nécessaires pour faire face aux crises humanitaires internationales (à hauteur des besoins identifiés pour cette même année 2018). Il faut dès lors convaincre les Nations unies d’instaurer un système de contribution obligatoire des pays appartenant à ce groupe, pour abonder l’enveloppe financière annuelle mise à disposition des différents acteurs humanitaires.
Pour une contribution obligatoire des États à revenus élevés
Se retrouveraient ainsi contributeurs aussi bien les donateurs qui dominent aujourd’hui: les États-Unis et les pays de l’Union européenne en particulier, mais également la Russie, la Chine et le Brésil, pour ne citer que quelques pays supplémentaires parmi les grandes puissances existantes ou émergentes dont la contribution est aujourd’hui symbolique.
Le cas de la Russie est particulièrement emblématique du déséquilibre qui prévaut aujourd’hui. Cette grande puissance, membre du Conseil de sécurité, politiquement impliquée dans de nombreux conflits majeurs, représente annuellement un apport de 0,3 % des financements mobilisés pour l’aide d’urgence dans le monde.
Les modalités de répartition de l’enveloppe financière ainsi réunie devraient alors être confiées à une entité indépendante, en particulier à l’égard des membres du Conseil de sécurité, afin de protéger l’action humanitaire de toute volonté de manipulation et/ou de politisation dans le choix des pays et des crises prises en considération.
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