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L’autre jour, je mangeais avec des Chinois. Des représentants du gouvernement. A un moment du repas, un gaillard très sympathique, visiblement le plus capé de ce groupe très hiérarchisé, se tourna vers moi et me confia: «Mais si vous n’êtes plus neutre, quel est notre intérêt à discuter avec vous? Vous allez devenir le Luxembourg plus les montagnes et les montres.» Est-ce le chemin que nous prenons?



Pendant longtemps, nous nous sommes targués de jouer, grâce à notre neutralité, un rôle spécial dans le monde. D’être un «Sonderfall», un cas particulier. En abandonnant la neutralité, devenons-nous une nation inutile?

Une commission d’experts propose de se rapprocher autant que possible de l’OTAN, y compris en menant des exercices conjoints. Le Blick, toujours aux avant-postes, a publié dimanche dernier le rapport commandité par Mme Amherd, probablement pour qu’il préconise ce qu’elle et son entourage souhaitent. Ce qui en ressort, c’est la volonté de se rapprocher le plus possible de l’OTAN, sans toutefois franchir le pas décisif de l’adhésion. L’OTAN est vue comme «le garant de la sécurité européenne». L’armée suisse se veut parfaitement «interopérable» avec les forces otaniennes, ce qui devrait faciliter une intégration au cas où les Russes arriveraient à nos frontières. Le choix du F-35, entaché de nombreux doutes, procède de la même logique. Au fond, les responsables de notre sécurité estiment que la Suisse doit se placer sous la protection américaine. C’est en tout cas comme cela que cette intégration informelle à l’Alliance atlantique est de plus en plus souvent perçue. Conséquence mécanique: la Suisse est de moins en moins perçue comme neutre. Pourtant, selon les derniers sondages, plus de 90% des Suisses restent attachés à la neutralité, même après l’agression russe contre l’Ukraine. Un fossé se creuserait-il entre la majorité de la population et les élites militaires?

Le concept de neutralité peut être résumé en trois étages. Un premier étage, purement juridique, interdit, selon la Convention de La Haye de 1907, de favoriser militairement une partie à un conflit. D’où le refus de livrer des armes à l’Ukraine. C’est peut-être la réaction outrée de certains de nos voisins qui incita Berne à lancer des amarres vers l’OTAN?

Plus important, il y a la politique de neutralité que le Conseil fédéral établit en toute indépendance. Ainsi, la reprise des sanctions contre la Russie en février 2022 a été décidée en un week-end sans consultation des chambres fédérales ou de qui que ce soit. Pourquoi n’a-t-on pas pu faire en 2022 ce que l’on a fait en 2014, soit se limiter à prendre des mesures pour éviter le contournement des sanctions occidentales contre Moscou? Personne n’a jamais répondu à cette question. En coulisses, on entendait: «Oh! Mais si vous saviez les pressions!» On aimerait savoir.

Les Américains ont-ils menacé de suspendre la licence de l’UBS ou de Nestlé? Alors on comprendrait la décision du Conseil fédéral. Oui, il y a des intérêts essentiels qui peuvent nous obliger à transiger avec nos principes. Malheureusement, l’explication officielle ne tient pas la route: le Conseil fédéral aurait décidé de s’associer aux sanctions occidentales en raison de la gravité des violations du droit international commises par la Russie. Ce n’est guère crédible, d’abord parce que si c’était cela, la vraie raison des sanctions contre la Russie, alors il y longtemps que nous aurions dû interdire tout commerce avec Israël. Ensuite, on devrait nous expliquer comment les sanctions en question vont inciter la Russie à cesser son agression. Il est très rare que des sanctions atteignent leur objectif. En 2020, une étude de l’Institut Hautes Etudes Internationales et du Développement de Genève était arrivée à la conclusion que les sanctions entendant contraindre un pays à changer de comportement n’atteignaient leur objectif que dans 10% des cas.

Il y a, troisième étage, la perception de la neutralité par le monde extérieur. C’est la dimension la plus importante, parce qu’elle détermine notre influence internationale. Lorsque les Russes disent ne plus reconnaître notre neutralité, c’est déjà assez grave: membre permanent du Conseil de Sécurité, pays jouissant de ressources minières inépuisables, destination importante d’investissements suisses, on n’a pas affaire ici à quantité négligeable. Mais lorsque nos voisins ricanent aussi devant nos oscillations, il y a de quoi s’inquiéter sérieusement. Le 20 août dernier, Le Monde titrait: «Un rapport explosif remet en cause l’historique neutralité suisse». Pour les Russes, les Européens, les Américains, sans oublier les Chinois, la neutralité suisse ne sera-t-elle bientôt plus qu’une coquille vide ou une contorsion risible et inconfortable?

Alors, sommes-nous destinés à devenir le Luxembourg plus les montagnes et les montres? Dans la démocratie directe qu’est la Suisse, la moindre des choses est de demander au peuple ce qu’il en pense. La question touche à notre identité. L’UDC a déposé une initiative qui interdirait au Conseil fédéral de reprendre des sanctions qui ne seraient pas décidées par le Conseil de Sécurité des Nations Unies. Un mouvement de gauche soutient aussi l’initiative. Malgré tout le dégoût que peut inspirer l’UDC, il faut s’attacher à la substance des choses.

Si l’initiative passait, il deviendrait beaucoup plus difficile pour nos amis de nous mettre sous pression. Le Conseil fédéral aurait pu dire aux grandes démocraties, en ce week-end de février 2022: «Vous ne pouvez pas nous forcer à violer notre Constitution!» Ainsi, le gouvernement suisse serait mieux armé pour résister aux pressions. Le vote devrait avoir lieu au printemps 2026. Un rejet de l’initiative nous pousserait dans les bras de l’OTAN et des Américains. Et nous perdrions l’originalité sur laquelle nous avons su jouer depuis deux cents ans, mais surtout depuis 1945, pour nous profiler. La Suisse resterait riche, certes, innovante, certes, curieuse par sa multi-ethnicité, certes, mais quelle serait son utilité pour tenter d’alléger les souffrances des victimes de conflits en y mettant fin?

En sacrifiant cet aspect fondamental de son soft power, la Suisse deviendra-t-elle une nation inutile? Ou bien l'est-elle déjà? A-t-on vu la Suisse active pour mettre fin à l’horreur à Gaza? Le Bürgenstock fut-il autre chose qu’un service gratuit rendu à Zelensky et à ses soutiens occidentaux? 

Sachons toutefois garder la mesure des choses: faire la paix, en Europe orientale ou au Moyen-Orient, est avant tout l’affaires des grandes puissances. Notre rôle ne peut être que mineur. Et puis, après tout, le Luxembourg ne vit pas si mal.

VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

18 Commentaires

@boran 23.08.2024 | 07h16

«Assez d'accord avec cette article... on était pas vraiment "neutre" avant, mais on est de moins en moins. Le silence concernant gaza est terrible. A voir c'est l'UDC peut (pour une fois) lancer une initiative crucial.»


@knud 23.08.2024 | 08h52

«Qui veut la guerre ? Qui veut la paix ? Qui décide de la guerre ?
Avez-vous besoin de ma réponse ? Oui ?
Bon, alors je précise : chaque être humain désire avant tout la paix. Ce qui n'empêche pas des conflits personnels, c'est douloureux mais pas encore grave. Mais au niveau d'une population, qui veut la guerre ?
Qui décide de la guerre ? Une infime infime minorité de "décideurs" qui visent avant tout à prendre possession d'un territoire, de ses richesses minières, de soumettre une population à la servilité - et dans ce dernier cas, c'est une guerre intérieure aussi -. Et pour cela "on" crée une argumentation religieuse, philosophique, sociétale. Et "on" oblige tout un chacun à obéir. Obéir à tuer des êtres comme vous et moi, à détruire des biens qui ne nous appartiennent pas. Non seulement le citoyen doit obéir, mais on voit que l'Etat lui-même "obéit"...
La neutralité de notre politique permettait de garder ses distances par rapport à des conflits qui ne la concernaient pas ; au contraire, elle offrait un lieu de confiance permettant des rencontres entre belligérants pour résoudre les conflits. Cette qualité bienfaisante s'est écroulée, encore une fois, non sous la volonté d'un peuple, mais d'une infime minorité de "décideurs".
Que la paix soit le but premier entre êtres humains et entre Etats, dans le respect mutuel et dans l'entraide.
»


@Phips 23.08.2024 | 09h34

«La neutralité peut être considérée comme un principe éthique. Celui de ne pas alimenter cette stupide croyance qui n’honore pas les humains que nous sommes, selon laquelle la paix peut s’obtenir par la guerre. Il faut parfois du courage et de l’intelligence pour soutenir une vrai posture de neutralité. Notre gouvernement n’a ni l’un ni l’autre. Cette neutralité fut longtemps ma fierté de patriote. Aujourd’hui ces contorsions opportunistes de notre gouvernement pour que le vernis de vertu ne soit pas entammé me donne la nausée et m’inquiète sur l’avenir que nous réserve une telle lâcheté.»


@Gio 23.08.2024 | 10h02

«Comment peut-on avoir envie de faire partie d'une Europe en plein déclin ? Vous dites qu'au Luxembourg on ne vit pas si mal, vous devriez mettre le verbe à l'imparfait car aujourd'hui, et ce grâce à la politique européenne, nous vivons dans l'insécurité. Les commerçants de la rue de la Gare ont manifesté parce que la zone est devenue le terrain d'une faune délinquante incontrôlable. Notre pays a très bien fonctionné pendant des centaines d'années alors je donne raison à votre ami Chinois, si nous devenons les vassaux des US, notre minuscule pays deviendra une tache au milieu d'une Europe décadente.»


@MV 23.08.2024 | 10h06

«L'UDC "inspire du dégoût" à Jean-Daniel Ruch. Ce vocabulaire incite à une surenchère nuisible. Il ne devrait pas être utilisé par un journaliste parlant de ses concitoyens. Laissons l'usage de l'outrance à certains pays voisins.»


@markefrem 23.08.2024 | 11h56

«Avec tout le respect que je vous dois, je m’interroge sur le but “d’être intéressant“ pour le reste de la planète. Serait-ce pour flatter notre ego ? Ou imaginez-vous naïvement que notre neutralité puisse impressionner les Chinois et les autres au point qu’ils se laissent influencer par notre manière de vivre et recherchent nos conseils ? Ne pensez-vous pas que le seul exemple de notre prospérité, de notre réussite et de notre goût du consensus, lesquelsi engendrent notre paix intérieure, suffisent à notre notoriété ? Notre sécurité ne passe-t-elle pas finalement bien avant les considérations philosophiques que vous défendez ? Mais bien entendu transparaît avant tout l’anti-amércanisme viscéral de cette publication que je lis toujours avec plaisir, sans forcément en partager les outrances.»


@miwy 23.08.2024 | 12h51

«Pilet/Ruch: même combat, même subjectivité, mêmes opinions "toutes faites" et mêmes indignations sélectives. cela devient lassant. Comment Ruch peut-il écrire: "malgré tout le dégoût que peut inspirer l’UDC..." ? Je suis très éloigné de nombre des positions de l'UDC, mais il s'agit néanmoins du plus grand parti de Suisse et rien ne justifie un tel mépris avers celles et ceux qui adhèrent à ses idées. Puis, il y a l'autre obsession Pilet/Ruch: Israël. Autant je suis choqué, attristé révolté etc. par le gouvernement de M. Netanyahou, autant je suis las des "si c’était cela, la vraie raison des sanctions contre la Russie, alors il y longtemps que nous aurions dû interdire tout commerce avec Israël". Pourquoi toujours évoquer Israël à titre d'exemple et pas la Chine, l'Arabie Saoudite, le Soudan, le Congo, le Yemen, le Myanmar, voire les Etats-Unis dont les guerres ont fait et font encore bien plus de victimes ? Sans doute, parce que c'est plus facile, plus "tendance", plus dans "l'air du temps". Tristounet. Si je n'attends pas mieux de M. Pilet, obsédé par Israël (qu'il ne connait, comme la Palestine, que par media interposé), j'espérais que M. Ruch arriverait à prendre un peu de hauteur. Espoir vain.»


@Foenix 23.08.2024 | 14h02

«Oh la Suisse ne deviendrait peut-être pas inutile mais elle perdrait sans doute une partie de sa personnalité. Votre proposition visant à limiter la reprise des sanctions me semble un minima pour un semblant de neutralité.
Et j'entends comme vous que le Conseil fédéral a tendance a prendre de plus en plus de libertés depuis le Covid en particulier.»


@willoft 23.08.2024 | 23h59

«Pour être neutre, il faut être courageux et savoir ce que l'on veut. Est-ce le cas des "plus de" 90% de Suisses "neutres"`
Permettez-moi d'en douter fortement.
De même que je doute doute fortement que l'initiative UDC donne plus de poids à la Suisse contre les pressions.
Le droit international est fait pour être bafoué, comme les accords quels qu'ils soient.

Le monde n'a plus de repères, la Suisse non plus si on voit que ses parlementaires votent contre la transparence de leurs mandats.
Mais tout n'est pas perdu, tant que ce petit hebdo peut faire entendre sa voix, une parmi d'autres et que des mouvements se lèvent pour demander la libération de Paul Watson, comme Julian Assange. Les deux ayant d'ailleurs à faire avec ce fameux (fame en anglais) droit international.

A noter que la NZZ relatant une baleine trouvée sur le quai du Zürichsee, n'a pas fait le rapprochement avec Paul Watson...!
On se demande d'ailleurs comment transporter une baleine en Suisse, mais c'est vrai qu'elle est en dessous de la limite des 40 tonnes.
»


@Ruch 24.08.2024 | 09h46

«@MV certains rejettent d’emblée l’initiative de l’UDC sur la neutralité uniquement parce qu’elle provient de ce parti qui, oui, c’est un fait, PEUT inspirer le dégoût. Mon propos est précisément de considérer cette initiative selon ses mérites, et pas seulement selon ses auteurs. »


@Ruch 24.08.2024 | 09h51

«@markefrem anti-américanisme? Non. Les USA sont un pays admirable par de multiples aspects, ne serait-ce que par son extraordinaire force créatrice. Mais avons-nous besoin de nous laisser entraîner dans son sillage lorsqu’elle prend des initiatives désastreuses comme ce fut trop souvent le cas de la guerre du Vietnam à celle d’Irak? Tentons de garder une saine distance.»


@Ruch 24.08.2024 | 09h59

«@miwy Sur l’UDC, voir mon commentaire à MV. Sur Israël, vous avez parfaitement raison : j’aurais dû mentionner aussi ou à la place d’autres pays qui sont en violation du droit international. Je suis triste et inquiet de voir que cet Etat qui a produit tant d’architectes du droit international reste sourd aux impératifs du droit. Et depuis longtemps. Un de mes anciens chefs, le Juge Théodor Meron, avait rédigé en 1967 un avis de droit disant que la colonisation des territoires occupés violerait les conventions de Genève. Il était alors jurisconsulte du gouvernement israélien. A mon sens, Israël serait dans une bien meilleure situation si le gouvernement de l’époque, et tous ceux qui ont suivi, l’avaient écouté.»


@Maryvon 24.08.2024 | 10h26

«Votre analyse est très pertinente. Toutefois, je partage l'avis des lecteurs qui n'apprécient pas trop votre propension à la surenchère. En effet, dire que l'UDC vous inspire du dégoût est à la fois excessif et insultant vis à vis des membres de cette formation politique. Je n'adhère pas souvent aux idées ou critiques de ce parti mais parfois je reconnais qu'ils ont raison. Certains journalistes ont pris l'habitude d'utiliser des termes comme "dégoût ou nauséabond" lorsqu'ils ne partagent pas les idées d'un parti. Cela dénote un manque d'imagination. C'est hélas une constante de la presse française. Par pitié, ne prenez pas exemple sur eux ! Dommage car ce qualificatif nuit beaucoup à la qualité de votre article.»


@miwy 24.08.2024 | 10h48

«@Ruch: pas d'accord. Certains propos de certains membres de l'UDC peuvent certes, inspirer ce dégoût, mais l'UDC en tant que parti, tout comme le PS, le PLR, etc. n'a pas à être affublé d'un "peut inspirer le dégoût". Par ailleurs, je constate que c'est le seul des points que j'évoque dans mon commentaire sur lequel vous réagissez. Est-ce dire que vous êtes d'accord avec moi que cette fixation Rucho-Piletienne sur "Israël", cela commence à bien faire ?»


@Carin 24.08.2024 | 21h53

«Article très pertinent mais une conclusion assez plutôt médiocre. »


@Maryvon 25.08.2024 | 18h02

«@Ruch
La position du Conseiller Fédéral, Monsieur Cassis, sur le conflit au Proche-Orient me donne parfois la nausée, ce n'est pas pour autant que je me permettrais d'insulter les membres du PLR et dire que ce parti m'inspire du dégoût. Vous voyez ce terme est totalement inapproprié !»


@LEFV024 26.08.2024 | 12h19

«Le Luxembourg ne compte que 700'000 habitants, ce n'est pas vraiment comparable.»


@willoft 26.08.2024 | 20h28

«@miwy (ou Minon)
Pourriez-vous nous expliquer la fixation 'rucho-piletienne sur Israël ?
Seriez-vous partisan du droit à Israël de massacres, sous prétexte d'une Story telling?
Pensez-vous que la France soit dirigée par un Président éclairé, ou diriez-vous illuminé à sept branches?»