Média indocile – nouvelle formule

Actuel

Actuel / «Joyeux anniversaire, Etat d’Israël!»*


PARTAGER

Israël fête ses 70 ans d’existence. Plus fort que jamais, économiquement, militairement. Plus à droite aussi que jamais. La perspective d’un accord de paix plus éloignée que jamais. L’implantation de colonies à Jérusalem-est et en Cisjordanie se poursuit. Les tensions meurtrières se poursuivent à la frontière de Gaza. Comment lire la trajectoire de ce pays avec recul, au-delà des émotions du moment ? Nous publions ici un texte écrit il y a dix ans – qui garde toute son actualité – par Albert de Pury, théologien (il a enseigné l’Ancien Testament à l’Université de Genève). Grand connaisseur de la région, il a séjourné à Jérusalem et à Damas, il connaît l’hébreu et l’arabe. Il suit l’évolution du Moyen-Orient depuis plus d’un demi-siècle avec empathie et profondeur.




* Le texte qui suit «Joyeux 60e anniversaire, Etat d’Israël! ou comment vous préparer un 70e anniversaire moins sinistre...» a été rédigé en avril 2008 pour répondre à la demande d’un petit mensuel issu du protestantisme libéral de Suisse romande. Pour des raisons de place, seule une partie de ce te xte avait pu y être publiée (sous le titre «Cher Etat d’Israël», dans Le Protestant. Mensuel romand, n° 5 – juin 2008, pp. 6-7). Dans la foulée, le texte complet avait été proposé à deux revues de réflexion philosophique et politique mais sans y trouver accueil. C’est donc comme un texte inédit que je le reproduis ici (sans lui avoir apporté le moindre changement).
Albert de Pury


Bon pour la tête vous offre la lecture de cet article,

habituellement réservé à ses abonnés


Cher Etat d’Israël, vous voilà sexagénaire, et des amis communs me pressent de vous adresser une carte de vœux pour votre anniversaire. Je m’acquitte de cette tâche avec chaleur et sincérité, mais non, il est vrai, sans une certaine appréhension. Vous avez soixante ans, et j’en ai soixante-sept — je me souviens très bien avoir assisté à votre 14e anniversaire — et ce sont peut-être ces quelques années de plus qui me confèrent l’étrange sentiment de liberté et de responsabilité qu’un aîné peut éprouver à l’égard de son frère cadet. Mais tout cela est ridicule, bien sûr. Vous êtes un Etat alors que je ne suis qu’un individu, et je n’oublie pas non plus que la grande aventure humaine (tribale, politique, culturelle, religieuse, intellectuelle) qui s’est engagée sous le nom d’Israël a pris son départ non il y a soixante, mais il y a plus de trois mille ans.

En Occident, en Méditerranée ou au Proche-Orient, de quelque branche de la souche que nous soyons issus – islam, christianisme ou judaïsme – nous sommes tous partie prenante de cette aventure millénaire et de cette histoire à la fois partagée et parfois hélas si tragiquement conflictuelle. Quant à nos gènes, qui portent la sédimentation de l’expérience de centaines de générations, voire de milliers, nous remontons tous aux origines de l’humanité. Ce qui nous donne le droit – ne le pensez-vous pas? – d’éprouver les uns pour les autres une sympathie spontanée mais aussi de nous parler avec franchise.

Pourquoi cette carte de vœux pour votre 60e anniversaire suscite-t-elle en moi de l’appréhension? Parce que, vous le savez bien, cet anniversaire aurait dû être celui de deux frères jumeaux: l’Etat israélien et l’Etat palestinien. Dans sa résolution n° 181 du 29 novembre 1947, l’Assemblée Générale des Nations Unies n’avait-elle pas décidé la création de deux Etats sur le territoire de l’ancien mandat britannique, un Etat juif et un Etat arabe, chacun se voyant attribuer la moitié environ du territoire? Or, l’un de ces Etats, le vôtre, a bien été proclamé à l’heure convenue, le 15 mai 1948, et immédiatement reconnu par les grandes puissances de l’après-guerre (l’URSS comprise), alors que pour l’autre Etat, ce fut l’avortement quasi immédiat, de sorte que pour les Palestiniens, quand ils évoquent 1948, il n’y a que la nakba à commémorer, la «catastrophe».

A cet instant, je vois votre colère monter: vous m’arrêtez net dans mon plaidoyer (même si vous ne pouvez encore en saisir le sens): Ne savez-vous pas, me dites-vous sur un ton indigné, que ce sont les Etats arabes et les représentants de la population palestinienne qui ont rejeté le plan de partage de l’ONU et qui ont lancé leurs armées dans la bataille pour tenter d’étouffer le jeune Etat juif? Ignorez-vous que les habitants arabes des campagnes ont préféré quitter leurs villages pour ne revenir que le jour où les troupes juives auraient été écrasées par les forces arabes? Effectivement, depuis 1949, Israël n’a cessé de répéter qu’il n’était pour rien dans l’exode des quelque 800’000 Palestiniens, et que cet événement devait être considéré comme un épiphénomène peut-être regrettable mais incontournable de la lutte pour la naissance de l’Etat juif. Et à quoi bon, me direz-vous, revenir sur des événements vieux de soixante ans, sur des bouleversements qui sont le produit de la période la plus noire que l’humanité ait connue? Le peuple rescapé de la Shoah n’avait-il pas le droit d’un peu «jouer des coudes» pour s’installer dans ce qu’il considérait comme «son» berceau, comme «son» pays? Pourquoi revenir là-dessus? Je vous réponds: il faut y revenir précisément parce qu’il s’agit de commémorer votre anniversaire!

Les anniversaires sont importants car ils nous aident à prendre conscience de nos origines et à reconstruire notre identité. En l’occurrence, si le «flou artistique» entretenu autour de la double naissance de 1948 n’est pas dissipé, tous les anniversaires suivants risquent, eux aussi, d’être gâchés par le soupçon de l’insupportable. Tant que les protagonistes ne seront parvenus à une lecture commune de l’histoire, aucune paix véritable ne sera possible entre eux. Ma carte de vœux aimerait donc s’inscrire dans ce processus réflexif et vous aider — en fait, nous aider tous — à vous préparer un 70e anniversaire moins triste, moins ambigu.

Les faits

Aujourd’hui, grâce à la distance que permet le passage des années et grâce surtout au travail rigoureux de certains historiens (israéliens pour la plupart, et c’est tout à votre honneur!), le brouillard sur les événements de 1947/48 s’est presque totalement dissipé 1.

Plusieurs faits sont désormais clairement établis:

1. Le vote par l’ONU de la résolution n° 181 a certes suscité la consternation de l’officialité et de la population arabe, et les quelques instances politiques représentatives ont rejeté le plan de partage, mais le climat, pour l’immense majorité de la population autochtone, n’était pas à la guerre. En fait, les habitants des campagnes étaient presque tous prêts à se résigner à vivre sous une autorité juive. Ils avaient connu le régime ottoman, le régime du mandat britannique, pourquoi ne connaîtraient-ils pas un régime sioniste? L’essentiel, pour eux, était de pouvoir sortir dans les champs chaque matin pour continuer à soigner leurs oliviers.

2. Du côté des autorités de l’Etat juif en voie de constitution, ce calme arabe fut au contraire perçu avec inquiétude, car il risquait de rendre plus difficile, voire d’empêcher la mise en application d’un certain «plan Daleth». Ce plan, qui avait été discrètement élaboré, dès 1947, par David Ben Gourion avec l’aide d’un comité consultatif inofficiel composé de hauts responsables politiques et militaires, énumérait les moyens et les actions qui permettraient, le jour venu, de provoquer le départ de la population palestinienne. Ce plan pouvait d’ailleurs s’appuyer sur les «dossiers de village», une base de données patiemment constituée depuis la fin des années trente par le Fonds national juif, véritable fichier de police secrète détaillant pour chaque village la situation foncière, politique, sociale et tenant la liste de tous les individus «dangereux».

Le but du plan Daleth était clair: il s’agissait d’expulser le gros de la population palestinienne à la fois des campagnes et des villes, de raser leurs villages et de s’emparer de leurs terres, et cela non seulement sur la partie du territoire attribuée par l’ONU à l’Etat juif (la population arabe, en effet, n’y était guère moins dense que dans la partie promise à l’Etat arabe). L’ambition était aussi de s’emparer d’une partie importante des terres attribuées par le plan de partage à l’Etat arabe. Les lignes visées étaient à peu près celles qui furent atteintes au moment de l’armistice de 1949, lignes qui restèrent en vigueur jusqu’en juin 1967.

Le plan Daleth fut réalisé avec une efficacité terrifiante: entre décembre 1947 et janvier 1949, 531 villages palestiniens et au moins 11 villes arabes ou quartiers arabes de villes mixtes (dont Jaffa, Ramlé, Lydda, Haifa, Acre, Baysan, Safed, Jérusalem, et d’autres encore) furent vidés de leurs habitants. Près de 800'000 Palestiniens (sur une population palestinienne globale de 1,3 millions) furent chassés hors de l’Etat juif. Les méthodes étaient celles de la terreur: bombardement du village, encerclement et occupation, rassemblement de la population avec, souvent, séparation des hommes et des femmes et enfants, exécution sommaire de tous ceux qui avaient participé à la révolte antibritannique de 1936 ou dont on soupçonnait le moindre activisme politique, les victimes étant désignées par des informateurs cagoulés, puis envoi de toute la population sur les routes en direction des frontières. Le pillage des villes et villages était généralisé.

Enfin, acte ultime, le village était rasé et ses traces effacées du sol. Il y eut des viols (parfois dénoncés, mais jamais sanctionnés), des humiliations, des assassinats. Et il y eut aussi, selon Pappe, des dizaines de massacres aveugles, perpétrés afin de créer et d’entretenir un climat de panique parmi les Palestiniens. Tout cela, et il faut insister là-dessus, sous l’œil quasi inerte de la puissance tutélaire britannique, elle-même sur le départ 2!Le succès du plan Daleth fut complet. En quelques mois, alors que le plan de l’ONU avait attribué 50% de la Palestine mandataire à l’Etat juif, les forces de l’Etat d’Israël naissant réussirent à s’approprier 78% de l’ensemble du territoire tout en ne gardant que 20% environ de la population indigène.

3. Pourquoi une partie des montagnes palestiniennes (la Cisjordanie) et la vieille ville de Jérusalem échappèrent-elles à l’emprise israélienne? D’une part, parce que Ben Gourion estima que les 78% acquis étaient déjà un gros morceau à digérer, et d’autre part, parce que les gains israéliens avaient été rendus possibles par un accord secret avec l’émir Abdallah, roi de Transjordanie 3. La Légion arabe d’Abdallah, bonne petite armée commandée par Glubb Pasha, un officier anglais, n’était pas intervenue contre les forces israéliennes (sauf pour défendre la vieille ville de Jérusalem). La Cisjordanie, seule partie de la Palestine arabe à ne pas être tombée dans l’escarcelle d’Israël, allait, selon cet accord, être intégrée au royaume de Jordanie et se voir ainsi soustraite à toute velléité de se constituer en «Etat de Palestine» tel que le prévoyait pourtant la résolution 181 de l’ONU. Cela faisait doublement l’affaire des Israéliens: on éviterait, dans un premier temps, de révéler que l’ambition ultime de l’Etat juif demeurait le contrôle de la Palestine entière, mais surtout – et en attendant – «L’Etat de Palestine» ne verrait pas le jour!

Le souffle coupé


Il ne faut pas craindre de le dire: la guerre israélo-palestinienne de 1948 n’est pas d’abord la guerre destinée à assurer la naissance et la survie de l’Etat Juif — Martin Buber, alors que la bataille faisait rage à Jérusalem, disait d’ailleurs à ses compatriotes: «Ayez au moins la décence de ne pas l’appeler «guerre de libération»! — mais la guerre destinée à empêcher par tous les moyens la naissance d’un Etat frère, la guerre appelée à étouffer dans l’œuf le frère jumeau dont on avait partagé la gestation. Quand j’ai pris connaissance, ces dernières années et ces derniers mois, des travaux des «nouveaux historiens» sur l’expulsion des Palestiniens 4, j’en ai eu le souffle coupé. Certes, je savais comme tout le monde que des crimes graves, tel le massacre de Deir Yassine, avaient été commis, mais il était facile d’en rendre responsables les têtes brûlées de mouvements extrémistes, tels l’Irgoun ou le groupe Stern. Pendant mon année d’études à l’Université Hébraïque en 1961/62, j’avais rencontré des étudiants de Nazareth, qui m’avaient dit que la version israélienne était fausse: «Quand des soldats te mettent en joue de leurs fusils, ou te pointent un pistolet sur la tempe, tu n’as plus le choix: tu pars!».

Je les avais crus, bien sûr, mais j’imaginais des cas isolés. En me promenant dans les kibboutzim de la vallée de Jezréel, je m’étais aperçu, ça et là, de la présence de quelques murs croulants, à peine visibles, dernières traces de villages arabes disparus, et cela m’avait fait une drôle d’impression. Donc, je ne peux pas dire que je ne savais rien, et comme beaucoup de gens, j’avais des doutes quant au caractère volontaire de l’exode des Palestiniens pour au moins une partie d’entre eux. En même temps, et j’en ai honte aujourd’hui, je m’étais peut-être laissé gagner, en dépit de ma vive sympathie pour les victimes, par une vague compréhension pour la nécessaire opacité de certains événements historiques: la brutalité des origines n’était-elle pas liée aux turbulences de la naissance? Il ne fallait peut-être pas y regarder de trop près.

C’est pourquoi, comme beaucoup de sympathisants pro-palestiniens d’après 1967, je me concentrais sur ce qui se passait depuis la guerre des Six Jours, alors que 1948, relevant de la période de fondation, restait hors du champ de vision. Mais jamais, évidemment, jamais je n’avais imaginé ce dont Ilan Pappe a maintenant fait la démonstration: l’exode des Palestiniens est le produit d’un plan israélien de nettoyage ethnique, un plan longuement réfléchi, méticuleusement préparé et finalement mis en œuvre de manière froide et impitoyable, et cela sans nécessité extérieure, dans un contexte politique et militaire certes fiévreux, mais parfaitement maîtrisé.

Comprendre cela a été pour moi un choc. Si je mentionne ces souvenirs, ce n’est pas que mon évolution personnelle ait un grand intérêt, mais c’est parce je crois que ma réaction était et reste très proche de ce qu’ont pu ressentir beaucoup d’Israéliens depuis plus d’un demi-siècle, du moins les générations qui n’ont pas été directement mêlées aux événements de 1948. Ils ne savaient pas, mais aussi: ils n’avaient pas envie de savoir. Aujourd’hui, il n’est certes pas agréable pour un Israélien de prendre conscience du fait que son Etat s’est construit au prix de ce que Dominique Vidal a appelé un «péché originel» 5, mais il est vrai que la plupart des Israéliens vivent leur vie entière sans jamais voir un Palestinien, sauf pendant leurs périodes de service militaire, et là, les regards se croisent et les ordres s’aboient à travers les embrasures de mètres cubes de béton. Pas de quoi construire de vrais rapports humains. Le problème, c’est que cette vision nouvelle de 1948 dessille aussi le regard que l’on porte sur ces quarante dernières années. Dans le discours qu’ils se tiennent à eux- mêmes, les Israéliens ont toujours assuré qu’ils ne demanderaient qu’à s’entendre avec les Palestiniens et avec leurs voisins arabes.


Par le bout du nez

En juin 1967, après la victoire spectaculaire de l’armée israélienne sur l’Egypte, la Jordanie et la Syrie, on pouvait se dire: toute menace sur son existence étant désormais écartée, Israël allait trouver le moyen de faire la paix. Or, les plans de paix, les mandats présidentiels américains et les bouleversements géopolitiques ont beau eu se succéder, on se retrouvait à chaque fois plus loin du règlement dont tout le monde, ou presque, prétendait souhaiter l’avènement. La paix avec l’Egypte et la restitution du Sinaï, oui, mais dès le moment où il s’agissait de commencer à parler de la Palestine et des Palestiniens, Israël déclenchait une nouvelle crise,... par exemple en envahissant le Liban (1982).

L’OLP, l’organe représentatif des Palestiniens, proclama en 1986 sa disposition à reconnaître l’Etat d’Israël dans ses frontières de 1967. Au terme de la première intifada (1987- 1993), ce fut enfin la signature des accords d’Oslo. Mais les Palestiniens s’aperçurent bien vite, surtout après l’assassinat de Yitzhaq Rabin, qu’ils étaient conduits par le bout du nez: non seulement la colonisation civile des territoires de la Cisjordanie se poursuivait à un rythme plus soutenu que jamais, mais tout prétexte était bon pour ralentir, compliquer et remettre en question le moindre désengagement de l’armée israélienne. Les négociations de Camp David en 2000, convoquées à la hâte avant la fin du second mandat du Président Clinton pour convenir d’un «règlement définitif», ne furent rien moins qu’un piège tendu à l’Autorité palestinienne et à ses responsables. Lorsque Yasser Arafat, refusa de contresigner ce que les Israéliens lui présentaient comme l’offre la plus «généreuse» qu’un gouvernement israélien eût jamais envisagée, une offre «qui jamais ne reviendrait!» — en fait, une offre non formalisée qui restait de toute évidence très en deçà de ce que le peuple palestinien était en droit d’exiger et d’espérer — les sirènes de la guerre furent immédiatement réenclenchées 6.

Reniant un engagement formel de Bill Clinton, Israéliens et Américains rendirent Arafat responsable de l’échec de la négociation. La voix faussement consternée, ils entonnèrent en refrain: «Il n’y a pas de partenaire pour la paix!». Quelques semaines plus tard, Ariel Sharon arriva au pouvoir en Israël, la seconde intifada éclata, et Arafat fut désormais confiné dans sa mouqataade Ramallah et obligé, littéralement, de vivre à quelques dizaines de mètres et dans la ligne de mire d’un char israélien. L’obus serait-il tiré? Les membres du gouvernement israélien s’amusaient à faire état régulièrement de leurs humeurs changeantes à ce sujet. L’humiliation que les Israéliens ont fait subir à Arafat jusqu’à sa mort (en novembre 2004) est à la fois indigne et incompréhensible.

Ce qui, en revanche, est parfaitement compréhensible, c’est que les Palestiniens, découragés par l’impasse obvie de la voie des négociations, sommés de surcroît par l’Occident de procéder à des élections démocratiques sous contrôle international, ont choisi de donner leur voix massivement au Hamas, le parti islamiste, le seul mouvement politique encore en mesure, à leurs yeux, de manifester son opposition au rouleau compresseur israélien.


Tout est joué

Du côté israélien, une seule constante depuis 1967: le grignotement progressif de ce qui reste du territoire palestinien, des colonies toujours plus grandes, toujours plus nombreuses, desservies par un réseau routier titanesque, taillées au bulldozer dans les collines et réservées à l’usage des seuls Israéliens. Si les colonies de Gaza ont été démantelées par Sharon en été 2005, ce fut pour replacer immédiatement les 8000 colons retirés par l’injection d’un nouveau contingent de 20'000 Israéliens dans les colonies de Cisjordanie (déjà près d’un demi-million de colons, Jérusalem arabe comprise). Aujourd’hui, le paysage de la Cisjordanie, jadis un des plus beaux du monde, est dévasté par quarante ans d’occupation et de colonisation israélienne 7.

La construction, délirante, d’un mur de béton 8, sous prétexte de sécurité mais tracé de manière à isoler villes et villages palestiniens les uns des autres et à les couper de leurs terres agricoles semble poursuivre un seul but principal: ne laisser subsister que quelques petits bantoustans arabes pour faire comprendre aux Palestiniens qu’ils n’ont plus d’avenir dans cette région. Comme le résume en substance Régis Debray, entre Israël et les Palestiniens, tout est joué, et il ne reste plus rien à négocier: Tout le monde le sait, mais personne ne le dit, les Israéliens parce que pour eux, «l’histoire avance toujours masquée», l’Autorité palestinienne parce qu’elle ne peut ni plonger son peuple dans le désespoir définitif ni faire l’aveu de son impuissance, les Européens parce qu’ils croient pouvoir s’acheter une bonne conscience à coup de millions, et les Etats-Unis parce qu’ils sont aveuglés par leur dévotion quasi filiale à Israël et donc incapables d’exercer à son égard la moindre pression9.

Autant le dire franchement, le message d’Israël n’a pas changé depuis 1948: il n’y a ni place ni légitimité pour le jumeau lésé! La nakba n’est donc pas simplement le souvenir d’un choc douloureux subi il y a soixante ans: c’est l’expérience au quotidien d’une dépossession continue, d’une humiliation, et d’une occupation qui se poursuivent depuis quarante et un ans et qui affectent, génération après génération, chaque Palestinien!

Il y a longtemps d’ailleurs que ce conflit ne s’envisage plus à l’intérieur d’une vie humaine. Les dirigeants israéliens comptent sur les décennies et les siècles: dans quarante ans, dans cent ans, se disent-ils, les Palestiniens se seront résignés, auront oublié, auront disparu... Mais les jeunes Palestiniens non plus, pour la plupart d’entre eux, ne pensent plus que le problème sera réglé de leur vivant. Pour eux, les seuls héros, les seuls porteurs d’espoir demeurent le Hezbollah et le Hamas. Les hélicoptères et les drônes israéliens ont beau décimer les dirigeants du Hamas les uns après les autres, cela ne fait qu’alimenter leur ferveur combative. Dès le moment où la seule perspective est la prison à ciel ouvert, la mort ne signifie plus grand-chose, surtout si elle permet de sauver l’honneur.

L’idéal sioniste, qu’il s’exprime ou non en catégories religieuses, fait référence, sans même avoir à s’en expliquer, à ce qu’il affirme être le passé biblique. Le peuple juif, issu de l’antique peuple d’Israël, dépossédé de ses terres par les Assyriens, par les Babyloniens, enfin par les Romains, est à ses yeux le seul peuple à avoir sur la Palestine (qu’il appelle èrèts Yisra’el, pays d’Israël) une sorte de droit éternel ou, en termes religieux, un droit divin. La vision de l’histoire que cela traduit pose d’ailleurs à l’historien toute une série de problèmes, mais ce n’est pas le lieu de les aborder ici 10.

Gémellité conflictuelle

Il est en revanche un trait de la tradition biblique que je ne peux pas manquer de rappeler. D’après le livre de la Genèse 11, le peuple d’Israël a un seul ancêtre «national»: le patriarche Jacob. Alors qu’Abraham et Isaac sont des ancêtres pluri-ethniques, c’est Jacob qui est le père des douze tribus et qui se voit conférer le nom d’Israël (Gen 32,29; 35,10). Or, selon la tradition biblique, Jacob a un frère jumeau, Esaü. Dès avant leur naissance, le conflit entre les deux jumeaux s’amorce. Leur mère, inquiète de sentir les deux garçons se heurter dans son sein, reçoit l’oracle suivant: «Deux nations sont dans ton sein, deux peuples se détacheront de tes entrailles! L’un sera plus fort que l’autre et le grand servira le petit.» (Gen 25,23). Le récit biblique développe ensuite le conflit entre Jacob et Esaü et montre par quels moyens, problématiques même pour un lecteur antique, Jacob s’approprie le droit d’aînesse (Gen 25,29-34: le plat de lentilles) et obtient le bénédiction paternelle (Gen 27: le père aveugle trompé). Grâce à l’habileté de Jacob et à la magnanimité d’Esaü, le conflit mortel se termine cependant, des années plus tard, par une scène de réconciliation (Gen 32-33). Jacob et Esaü continuent-ils à vivre dans le même pays, quasi en voisins de palier (comme semble le suggérer notamment Gen 35,29 12), ou sont-ils destinés à installer leurs peuples respectifs dans deux pays différents, comme l’affirme Gen 36,6-8? L’emphase même de ce dernier passage nous laisse deviner que les auteurs bibliques sur cette question n’étaient pas unanimes! La réflexion sur la fraternité conflictuelle entre Jacob-Israël et Esaü-Edom se poursuit à travers toute la tradition biblique et la tradition juive, et elle offre un champ de recherche passionnant 13.

Le grand philosophe Martin Buber aimait citer le passage rabbinique suivant: «La rédemption d’Israël ne viendra que lorsque les larmes d’Edom auront tari». Dès le moment où il s’avère que dans l’imaginaire biblique, la gémellité conflictuelle non seulement fait partie, dès le début, de l’identité profonde de l’ancêtre national, mais aussi devient un objet de réflexion majeur, une occasion pour Israël de se penser dans son rapport à l’autre, ne vaudrait-il pas la peine de tenter d’empoigner la question du frère jumeau dans un esprit complètement différent? L’Assemblée de l’ONU en 1947 a manifestement considéré Israéliens et Palestiniens comme des frères, ennemis certes mais jumeaux! Elle s’est adressée à eux comme une mère s’adresserait à ses jumeaux: vous êtes deux frères distincts mais vous avez une seule matrice! Vous êtes deux peuples, mais vous n’avez qu’un seul pays! Si vous n’en faites pas une histoire de vie, ce sera une histoire de mort!

Il y aurait eu, tout au long du 20e siècle, différentes manières de faire de la rencontre entre Israéliens et Palestiniens une histoire de vie: par exemple, créer un Etat bi-national, dans lequel les deux nations auraient cohabité avec des droits (collectifs et individuels) égaux. C’était là l’idéal défendu par les sionistes humanistes, tels Judah Magnes (1877-1948) et Martin Buber (1878-1965). Ou alors, créer deux Etats distincts, mais dans la concertation et le respect des droits de l’autre. C’était là la position d’un Yeshayahu Leibowitz (1903-1994), à la fois grand biologiste et grand talmudiste, qui n’hésitait pas à qualifier de «judéo-nazi» le comportement de l’armée israélienne dans les territoires occupés 14.

Hélas, et depuis le début, ce fut le camp des durs qui l’emporta. Qu’il s’agisse des successeurs du travailliste David Ben Gourion (1886-1973) (les premiers ministres Sharett, Eshkol, Golda Meïr, Rabin, Péres et Barak) ou de ceux du leader de l’extrême-droite Ze’ev Jabotisnky (1880-1940) (les premiers ministres Begin, Shamir, Netanyahu, Sharon, Olmert), tous, à la possible exception de Rabin les derniers mois avant son assassinat, n’ont cherché qu’à agrandir et à durcir l’Etat d’Israël et à empêcher l’émergence d’un Etat palestinien. C’est donc à une histoire de mort que nous avons assisté depuis 1948. Mais il serait très simple, même après les tombereaux de haine qui se sont déversés de part et d’autre depuis 60 ou 80 ans, de changer la donne et de se lancer, Israéliens et Palestiniens, dans une histoire de vie.

Les deux possibilités esquissées existent toujours: soit, en s’inspirant des résolutions de l’ONU, s’atteler sérieusement à l’établissement de deux Etats dans le territoire de la Palestine du mandat britannique, un «Etat d’Israël» et un «Etat de Palestine», soit, en se ralliant à l’idéal du sionisme humaniste (proche aussi de celui de l’OLP), concevoir et construire un Etat unique – «l’Etat d’Israël-Palestine ou de Palestine-Israël» – dans lequel tous les citoyens auraient des droits (individuels et collectifs) égaux. Dans l’un comme dans l’autre cas, il faut cependant un changement de paradigme, et comme en Afrique du Sud, il faudra être prêt, de part et d’autre, à ouvrir en commun les placards de l’histoire. Dans tous les conflits, la tentative de parvenir à une vision partagée et consensuelle de ce qui s’est réellement passé, est une condition incontournable du processus de paix. Le succès dépendra essentiellement de l’esprit dans lequel l’entreprise aura été conçue et menée.

«Eux ou nous!»

Si la délimitation de la frontière entre Israël et Palestine se fait dans la perspective où étaient conduites, dans les années 90, les négociations qui ont fait suite à Oslo, c’est-à-dire dans l’obsession de restreindre et de subdiviser au maximum le territoire accordé à l’Etat palestinien, ce sera peine perdue. Le retour strict aux frontières du 1er juin 1967 (22% pour la Palestine, 78% pour Israël) représente pour l’Etat palestinien le minimum du minimum. Chacun des deux Etats doit penser le bien aussi de l’autre Etat et ne jamais perdre de vue le nécessaire équilibre entre les deux. La préférence de beaucoup de Palestiniens s’oriente aujourd’hui vers le scénario d’un Etat unique et bi-national, chacune des communautés se voyant reconnaître des droits et des devoirs égaux. La gauche israélienne a une peur bleue de ce scénario, mais à mon avis, tout à fait à tort.

L’Etat unique serait sans doute la meilleure garantie contre le repli d’un «Israël» ou d’une «Palestine» sur une construction identitaire étroite et régressive, à la fois nationale et religieuse. Dans le cadre du changement de paradigme, il s’agira de développer une dynamique commune entre Israéliens et Palestiniens et de montrer que ce l’on a tenu pendant des décennies pour une menace ou un obstacle peut se révéler une promesse et un enrichissement. Cet Etat commun pourrait ne vouloir mettre fin ni à l’idéal sioniste ni au nationalisme palestinien, mais pourrait s’efforcer de développer conjointement deux idéaux parallèles.

Droit à l’immigration pour les Juifs du monde entier? Absolument! Mais dans ce cas, tout aussi intangible, le droit au retour pour les Palestiniens expulsés et leurs descendants. Sur le plan pratique, cela poserait sans doute quelques problèmes. Mais les deux idéaux étant reconnus comme légitimes par les deux peuples contractants de l’Etat binational, on chercherait et on trouverait des solutions. A mon avis, les voisins de ce nouvel Etat n’auront qu’à prendre garde: le potentiel économique, culturel, humain de cette nouvelle dynamique pourrait être extraordinaire. Depuis soixante ans en Israël, chaque fois que l’on est à court d’arguments, on nous chuchote à l’oreille: «Que voulez-vous, c’est eux ou nous!», cultivant une mentalité sinistre et suicidaire.

Quel que soit le scénario retenu pour l’avenir — deux Etats ou un Etat — il est grand temps de s’imprégner d’une vision nouvelle et de se doter d’une conviction déterminée qui implique précisément le retournement du slogan: «C’est eux et nous!», «C’est eux avec nous!», «C’est nous avec eux!», «C’est à deux que nous y parviendrons!». Alors, et alors seulement, on pourra parler, en Israël-Palestine, d’une histoire de vie!

Nous n’en sommes évidemment pas là, et l’environnement dans lequel se célèbre votre soixantième anniversaire demeure, pour l’heure, déplorable. Il y a pourtant un nombre d’Israéliens qui commencent à prendre la mesure de l’impasse dans laquelle Israël s’est fourvoyé en ignorant le frère jumeau et fermant les yeux devant le drame palestinien. Ce n’est plus le large mouvement populaire de Shalom Akhshav qui, dans les années 80 et 90, pensait pouvoir obtenir un accord facile avec les Palestiniens: les colombes se laissèrent démobiliser par l’interprétation israélienne de l’échec de Camp David — «on leur a tout offert, ils ont refusé!» — révélant par là la faiblesse de leur propre conscience politique et la fragilité de leur mouvement. Les nouveaux dissidents sont d’une autre trempe: ce sont d’abord des soldats et des officiers de l’armée. Des centaines d’entre eux refusent désormais de servir dans les territoires occupés 15.

Ce sont ensuite un nombre croissant d’intellectuels de haut vol, parmi lesquels certains des «nouveaux historiens» comme Ilan Pappe, Avi Shlaim, Shlomo Sand et quelques autres. Ce sont enfin de vieux militants comme Uri Avnery, Yosef Algazy ou Michel Warschawski 16, ou encore, particulièrement admirable, Nurit Peled (qui a perdu une fille dans un attentat-suicide) et, plus surprenant encore, quelques «convertis» de la classe politique. Un des plus remarquables est Avraham Burg 17, ancien directeur de l’Agence Juive et ancien président de la Knesset. Son livre, Vaincre Hitler, est à la fois un cri de détresse et un gage d’espoir. Ces hommes et ces femmes ne représentent aujourd’hui encore aucune force politique réelle, mais ils n’en sont pas moins l’honneur, l’intelligence et l’espoir d’Israël. Si dans cinquante ou cent ans un Etat de Palestine-Israël ou d’Israël-Palestine devait prospérer entre le Jourdain et la Méditerranée — c’est à ces «dissidents» que nous le devrons. Il faut prendre conscience d’une chose: si aujourd’hui, on parle encore de l’Israël antique et si l’Ancien Testament, la Bible du judaïsme, est entré dans le patrimoine littéraire et spirituel de l’humanité, cela n’est dû ni aux chefs de guerre ni aux prophètes de cour, dont l’Israël antique n’était pas plus dépourvu que les royaumes voisins, mais cela est dû uniquement à la présence et à la transmission de ces quelques voix hyper-critiques, impitoyables, à la fois très personnelles et universelles — celles d’un Amos, d’un Osée, d’un Esaïe, mais aussi celles d’un Job, d’un Ecclésiaste ou d’un Jonas — des voix qui jamais n’ont reculé sur l’exigence de justice ni renoncé à la fraternité humaine.

Retrouver une situation de liberté


Cher Etat d’Israël, il est temps de conclure cette «carte d’anniversaire» devenue plaidoyer pour un anniversaire différent dans dix ans. Avant de conclure, deux remarques:

1.Vous aurez constaté qu’à aucun moment je n’ai renvoyé Israéliens et Palestiniens dos à dos, comme le font si volontiers les commentateurs occidentaux. Même si je constate moi aussi que les Palestiniens ont commis des erreurs et parfois des crimes, j’estime qu’ils sont d’abord les victimes innocentes d’une histoire affligeante, d’une histoire dans laquelle on ne leur a laissé aucune chance. Même si mon regard est beaucoup plus sévère à l’égard de l’Etat d’Israël, je ne pense pas non plus que cet Etat soit le seul à devoir supporter le blâme. La responsabilité de l’Europe tout entière qui, à plusieurs époques clef de son histoire, a nourri un antijudaïsme, puis un antisémitisme odieux, au point de laisser se perpétrer en son sein le génocide le pire que l’histoire humaine ait connu, cette responsabilité pèsera longtemps encore de tout son poids sur l’Europe chrétienne. Il y a ensuite la responsabilité de l’Europe coloniale, qui, après avoir fermé ses portes aux Juifs (Conférence d’Evian en 1938) n’a pas hésité à faire payer à la population arabe indigène d’un pays dont l’administration lui avait été confiée par la Société des Nations, des crimes qui avaient été commis en Europe par des nations européennes et dont cette population-là était totalement innocente.

Enfin, il y a le passage des générations: nous représentons la deuxième, la troisième, et déjà la quatrième génération d’après la guerre et les années de l’immédiat après-guerre. Nous portons tous le poids de l’action de nos prédécesseurs sans en être personnellement les auteurs. S’il n’est donc pas question de renvoyer les acteurs du drame dos à dos, il est possible, grâce au passage du temps et à la prise de conscience de ce qui s’est réellement passé, notamment à l’occasion de la création de l’Etat d’Israël, de retrouver une situation de liberté où de nouveaux paramètres peuvent être posés, de nouvelles décisions prises et où les anciens ennemis peuvent enfin se regarder dans les yeux et construire un avenir commun.

2.Il y a lieu de se méfier de la générosité des bien-pensants et de l’humanisme mou. J’ai relu récemment l’histoire de l’expulsion de la nation cherokee du Sud des Etats-Unis vers l’ouest du Mississipi 18. Ce fut un processus qui dura depuis la fin du 18e siècle jusqu’au milieu du 19e. Le 28 mai 1830, sous la présidence d’Andrew Jackson, le Congrès américain vota (à une courte majorité dans les deux chambres) l’infâme Indian Removal Act, privant les Cherokee et quelques autres nations indiennes de leurs possessions et de tous leurs droits en Géorgie et dans l’Alabama, et ordonnant leur transfert à l’ouest. Les Cherokee ne manquaient pas d’appuis prestigieux au Sénat, à la Cour Suprême, parmi les patriciens de Nouvelle-Angleterre, les juristes et même parmi les missionnaires censés les «civiliser». Ils tentèrent de résister à l’expulsion pendant près de dix ans, obtenant parfois des sursis ou de petites victoires. Mais le va-et-vient permanent entre les faucons et les colombes, deux pas dans un sens (souvent constitués de «faits accomplis»), un pas dans l’autre, se révéla comme un instrument parfaitement huilé entre les mains des faucons et se solda par la défaite totale des colombes: l’évacuation forcée fut imposée dans l’hiver 1838-39, au prix de milliers de morts, et le dernier Cherokee fut contraint de traverser le Mississippi!

Je crains parfois reconnaître le même fonctionnement chez certains soi-disant amis des Palestiniens: certes, ils blâment un peu la dureté des Israéliens, mais continuent de trouver tout à fait normal que les Palestiniens fassent à chaque tournant une concession supplémentaire,... puisque nous ne sommes plus dans la situation d’il y a deux, cinq, dix ou quarante ans! Le reproche qui est parfois adressé aux Palestiniens d’avoir «le génie de manquer toutes les occasions» est particulièrement perfide. Dans une situation de faiblesse, seule l’intransigeance est envisageable.

En espérant que le tournant attendu par tous intervienne bientôt et en souhaitant que votre 70e anniversaire en 2018 se situe enfin sous des auspices de vie et de paix retrouvée, je vous adresse, cher Etat d’Israël, mes vœux les meilleurs pour ce jour de fête qui aura eu au moins le mérite de nous inviter à la réflexion,

Albert de Pury


Cet article vous a plu? Bon pour la tête a besoin
de votre soutien. Oui! De vous, lecteurs, notre seul éditeur.


Entêtez-vous, abonnez-vous!


1Sur les événements qui ont accompagné la «Guerre d’indépendance» d’Israël, cf. aujourd’hui les ouvrages fondamentaux de Ilan Pappe, Le nettoyage ethnique de la Palestine, Paris, Fayard, 2008, et de Dominique Vidal, Comment Israël expulsa les Palestiniens (1947-1949), Ivry-sur-Seine, L’Atelier, 2008. Le premier «nouvel historien» israélien à s’être emparé du sujet est Benny Morris, dans son livre The Birth of the Palestinian Refugee Problem, 1947-1949, Cambridge, Cambridge University Press, 1987. Ce livre est cependant basé sur une documentation encore très partielle. De plus, Morris est un cas intéressant: sa clairvoyance historique (sur le fait que l’exode palestinien de 1948 a été provoqué par Israël) ne fait pas de lui une «colombe» sur le plan politique. Dans la réédition de son ouvrage (The Birth of the Palestinian Refugee Problem Revisited, Cambridge, 2004), Morris regrette que Ben Gourion n’ait pas «fini le travail»! Cf. aussi David Remnick, Blood and Sand. A revisionist Israeli historian revisits his country’s origins, dans The New Yorker, May 5, 2008, p. 72-77. Les historiens palestiniens ont, eux aussi, fourni des travaux fondamentaux, notamment Walid Khalidi (éd.), All That Remains: The Palestinian Villages Occupied and Depopulated by Israel in 1948, Washington, Institute for Palestine Studies, 1992. Beaucoup de témoignages ont paru dès les années soixante. Malheureusement, les contributions palestiniennes ont été généralement ignorées des Occidentaux parce que tenues d’emblée pour partiales! Sur l’ensemble du contexte historique, (mais sans connaissance encore de la documentation spécifique apportée par Pappe): Henry Laurens, La question de Palestine. Tome troisième. 1947-1967. L’accomplissement des prophéties, Paris, Fayard, 2007.

2 Lorsque la Grande-Bretagne, le 14 mai 1948, mit fin à son mandat, 250'000 Palestiniens avaient déjà été expulsés, et plus de 200 villages avaient été détruits, de nombreux quartiers arabes des villes évacués, sans qu’un soldat de Sa Majesté n’eût bronché.

3 Avi Shlaim, Collusion across the Jordan: King Abdullah, the Zionist Movement and the Partition of Palestine, Oxford, Oxford University Press, 1988.

4 Voir n. 1 ci-dessus.

5 Dominique Vidal, Le péché originel d’Israël. L’expulsion des Palestiniens revisitée par les «nouveaux historiens» israéliens, Paris, Editions de l’Atelier / Editions Ouvrières, 1998.

6 Charles Enderlin, Le rêve brisé. Histoire de l’échec du processus de paix au Proche-Orient 1995-2002, Paris, Fayard, 2002.

7Meron Benvenisti, Sacred Landscape. The Buried History of the Holy Land since 1948, Berkeley / Los Angeles / London, University of California Press, 2000.

8 Cf. René Backmann, Un mur en Palestine, Paris, Fayard, 2006; aussi Sylvain Cypel, Les Emmurés. La société israélienne dans l’impasse, Paris, La Découverte, 2005.

9Régis Debray, Un candide en Terre sainte, Paris, Gallimard, 2008, p. 368-375.

10 Il s’agit notamment du fait que les Israélites ou les Judéens n’ont jamais été le seul peuple à habiter le territoire de la Palestine historique. Cf. entre autres, Albert de Pury, L’argumentaire biblique des annexionnistes israéliens: que répondre?, in Revue d’Etudes palestiniennes, 21, automne 1999, pp. 32- 45.

11 La légende de Jacob est rapportée principalement en Genèse 25-35. Pour un aperçu rapide des questions historiques et critiques liées à cette geste ancestrale, cf. Albert de Pury, Genèse 12-36, in Thomas Römer, Jean-Daniel Macchi et Christophe Nihan (éd.), Introduction à l’Ancien Testament, Le Monde de la Bible 49, Genève, Labor et Fides, 2004, pp. 134-156.

12 Voir aussi Genèse 17,3-8 où le pays de Canaan est promis, très explicitement, à l’ensemble de la descendance pluri-ethnique d’Abraham, donc à Ismaël et Edom non moins qu’à Isaac et Jacob. Genèse 17 représente, à mon avis, un stade plus ancien de la tradition que la version «nationalisée» proposée par Genèse 12,1-3 ou Genèse 15,1-21. A l’époque de la rédaction de ces textes — vraisemblablement le règne de Cyrus (539-529) pour le premier, et le 5e ou le 4e siècle pour les deux autres — la petite province de Yehud (Judée) n’occupait qu’un territoire très restreint: un pourtour de 20 km environ autour de Jérusalem! Comment penser la place des autres nations à l’intérieur du pays de Canaan? C’était là, pour les penseurs du judaïsme naissant, un enjeu majeur et un objet de grandes divergences! Cf. Albert de Pury, Pg as the Absolute Beginning, in T. Römer et K. Schmid (éd.), Les dernières rédactions du Pentateuque, de l’Hexateuque et de l’Ennéateuque, Leuven, Peeters, 2007, pp. 99-128 (voir p. 118-123).

13 Il y a des voix très hostiles à Esaü, surtout dans les textes les plus tardifs. Malachie 2,2-3 met l’oracle suivant dans la bouche de Dieu: «J’ai aimé Jacob, et j’ai haï Esaü!» (repris par Paul en Romains 9,6- 16). Dans les textes plus anciens et probablement préexiliques, c’est Jacob qui est vu sous un jour critique. Ainsi, Jérémie 9,6, dans une diatribe contre Israël, fait dire à Dieu: «Ne vous fiez à aucun “frère”, car tout frère s’entend en mauvais tours!» En hébreu, le choix des mots montre qu’ici le personnage visé est bien Jacob, précisément dans ses démêlés avec Esaü! On retrouve la même sévérité contre Jacob supplantant son frère en Osée 12,4.

14Yeshayahou Leibowitz, Peuple, terre, Etat, Paris, Plon 1995.

15 Fabienne Messica et Tamir Sorek, Refuzniks israéliens. Ces soldats qui refusent de combattre en territoires occupés, Paris, Agnès Viénot, 2003; Ronit Chacham, Rompre les rangs, Paris, Fayard, 2003.

16 De Michel Warschawski, lire son extraordinaire Sur la frontière, Postface inédite, Paris, Hachette Littératures, Pluriel, 2004.

17Avraham Burg, Vaincre Hitler. Pour un judaïsme plus humaniste et universaliste, Paris, Fayard, 2008.

18 Bernard Vincent, Le sentier des larmes. Le grand exil des Indiens Cherokee, Paris, Flammarion, 2002.


VOS RÉACTIONS SUR LE SUJET

11 Commentaires

@Paps 05.05.2018 | 08h11

«Un grand merci pour nous laisser lire ce bel article de M. De Puy qui a eu le courage de rendre hommage à un peuple assassiné sous l'oeil bien veillant des occidentaux»


@Seilene 09.05.2018 | 12h45

«Très bel article, très bien référencé en plus ! »


@Lagom 09.05.2018 | 14h40

«Ce conflit qu'on appelait jadis le problème du Moyen-Orient est devenu un problème global & mondial. Il sert de source, de catalyseur et d'une doctrine inépuisables à tout le terrorisme islamiste dans le monde. La question est de savoir si les grandes puissances veulent vraiment régler ce problème et imposer la paix. A priori avec un chiffre d'affaires dans la vente des armes dans la région d'environ 50 milliards par an, il serait permis de croire "qu'il n'y a pas le feu au lac". Un peu plus de souffrance ou un peu moins ne va pas empêcher de dormir le petit nombre de dirigeants du monde. »


@Chemite 10.05.2018 | 09h59

«Magnifique. Indiscutable. Merci.»


@fgardiol 10.05.2018 | 22h22

«Gf. Article si intéressant, courageux, digne. Surtout nécessaire. Devrait être en lecture libre sur BPLT (je l'ai copié pour le diffuser). Merci»


@Nad 11.05.2018 | 17h41

«Ce texte entièrement à charge contre Israël me paraît plus fumeux qu'autre chose, comme s'il n'y avait que des historiens anti-sionistes à citer.»


@rolandoweibel 12.05.2018 | 13h49

«Tout est dit, clairement et sans ambiguité. Dommage que les politiciens actuels n’auront jamais ni l’envie ni le courage de lire ce texte et en suite réflechir......
R. Weibel»


@Oliver 15.05.2018 | 11h10

«Très bon article merci. Dites à Trump d'accueillir Israel aux Etats Unis Ils y seront plus tranquilles ça ne serait que justice
pour les palestiniens.
»


@JeanPaul80 17.05.2018 | 11h53

«Les dirigeants actuels d'Israël font subir aux Palestiniens ce qu'eux-mêmes ont subi pendant la shoah. Netanyahu devrait être en prison pour corruption et Lieberman est tellement à droite qu'il serait sûrement très copain avec les nazis d'alors. »


@Pari 19.05.2018 | 09h19

«Un texte apportant un éclairage nouveau pour moi. Jacob et Esaü. Jumeaux. Comment s’en sortir? Les jumeaux ne peuvent-ils que s’opposer et qu’un soit dominant de l’autre? Partir, comment partir? Rester, comment rester? Questions lancinantes, si tragiques et si enthousiastes, depuis le néolithique et la création de la propriété. Vivre ensemble.»


@marenostrum 04.06.2018 | 16h09

«Merci pour vos articles
»