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Actuel / Tchéquie: le jour d’après

Alena Gebertová

24 octobre 2017

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Au lendemain des élections législatives, la journalise praguoise Alena Gebertová s'est réveillée dans une Tchéquie qui n'est plus vraiment la sienne. Son analyse suivie d'un portrait du «Trump tchèque» par François Pilet.



Ce dimanche, je me réveille dans une Tchéquie qui n’est plus la même que la veille, dans un pays qui désormais ne me paraît pas être tout à fait le mien. Tant de sentiments se mêlent à l’annonce des résultats des élections législatives: elles signent la victoire écrasante du mouvement ANO et de son leader, le milliardaire et homme d’affaires Andrej Babis, ainsi que la montée des populistes plus à droite encore. Elles marquent l’échec de l’ensemble des partis démocratiques traditionnels. Déçue, triste et fâchée, je ne tarde pas à partager mes émotions avec des amis, histoire de se consoler mutuellement, de s’assurer que nous sommes encore sur la même longueur d’ondes. Histoire de se poser des questions – pourquoi ces choix? – sans vraiment trouver de réponses.

Comment se fait-t-il que six ans après la disparition de Václav Havel, président respecté et dissident courageux de l’ancien régime, les Tchèques votent pour un oligarque qui fait l’objet d’une procédure judiciaire et qui est soupçonné d’avoir été sous le communisme informateur de la police d’Etat? Veulent-ils plus que tout un leader autoritaire face à un monde qui leur paraît incertain voire chaotique? Ah! oui, Andrej Babis sait séduire ceux qui se prêtent au jeu et qui lui pardonnent jusqu’à ses éventuelles fautes de prononciation dues à ses origines slovaques: tantôt déterminé tantôt nonchalant et souriant, il maîtrise à perfection la façon de communiquer avec son auditoire... Et il n’est pas seul à triompher: comment comprendre la montée et un important succès électoral du populiste xénophobe Tomio Okamura qui concentre son discours sur la lutte contre l’islam et les «parasites», au moment où la Tchéquie n’a à ce jour accueilli qu’une douzaine de migrants? Et comment entendre la haine anti-européenne du parti de droite ODS, entraîné par le fils de l’ex-président Vaclav Klaus, son homonyme Vaclav Klaus qui réclame à grands cris le «Czechexit», la sortie totale de l’Union européenne?

Loin est la Révolution de velours

Plus qu’une évidence, l’appartenance à l’Union constitue pour toute une génération de Tchèques, dont je fais partie, un rêve accompli. Compte tenu de la composition de la future Chambre des députés et de l’orientation anti-système d’une grande partie de ses nouvelles forces, cette certitude ne risque-t-elle pas d’être sérieusement ébranlée? L’orientation internationale du pays ne va-t-elle pas changer de cap? Telle est une autre grande inquiétude qui m’habite, d’autant plus que le climat prédominant au sein de la société tchèque est loin d’être clairement proeuropéen. Bien que celle-là profite largement de cette appartenance: subventions, débouchés industriels assurés, liberté de circulation, etc…

Autre interrogation: jusqu’à quand les médias publics, pourront-ils rester indépendants? Babis possède déjà quasiment toute la presse écrite et contrôle les télés privées. Or l’autre soir, lors d’un débat, il s’irritait des questions de l’animateur pourtant fort prudent et équilibré. Un avertissement.

Ce 17 novembre, vingt-huit ans se seront écoulés depuis le début de la Révolution de velours qui a donné le coup d’envoi à la chute du régime communiste dans l’ancienne Tchécoslovaquie. On se souviendra d’un temps d’euphorie, de beauté et de grâce où l’on a cru que tout était devant nous et que tout était possible. Nous étions si loin d’imaginer les écueils qui nous attendaient sur le chemin vers la démocratie «à l’occidentale». Pour tous ceux qui ont vibré à la liberté enfin retrouvée, le temps est à l’amertume.


Le Trump tchèque

Andrej Babis s’est toujours montré peu locace sur l’origine de sa fortune de plus de 2 milliards d’euros.

Fils de diplomate, parfait francophone, formé au Collège Rousseau de Genève, le «Trump tchèque» a bâti son pouvoir par une succession de coups que personne n’a vu venir. Son discours populiste et anti-européen lui ont valu une large victoire aux législatives de ce week-end, lui ouvrant la voie vers le poste de Premier ministre.

François Pilet

Andrej Babis aime parler aux journalistes. Lorsqu’il n’était «que» patron du groupe agro-industriel Agrofert, il avait l’habitude de les appeler directement sur leur portable, généralement pour les enjoindre à dénoncer la politique laitière de l’UE. Même parvenu au poste de Ministre des finances, il convoquait encore le correspondant du Financial Times pour lui expliquer que ses articles étaient «tout faux».

Il est un thème, pourtant, sur lequel le «Trump tchèque» s’est toujours montré beaucoup moins locace: celui de l’origine de sa fortune.

1969: Andrej Babis, 15 ans, fréquente durant une année le Collège Rousseau tout juste inauguré. © DR

Fils de diplomate tchécoslovaque auprès du GATT, il grandit au Maroc puis à Genève, puis retourne au Maroc comme directeur de Petrimex, la société responsable de l’exportation des produits chimiques de l’industrie slovaque. En 1993, il devient directeur d’Agrofert. Peu de temps après, il parvient à racheter l’entreprise grâce aux fonds avancés par une mystérieuse société basée à Zoug.

D’où venait ce coup de pouce du destin? Selon Andrej Babis, ses «anciens camarades d’école en Suisse» lui auraient fait confiance pour participer à la privatisation. L’explication n’a satisfait personne, d’autant que les noms de ces investisseurs helvétiques de la première heure n’ont jamais été dévoilés.

L'homme qui valait 2 milliards

A Bratislava, on le soupçonne un temps d’avoir été un agent secret – comment aurait-il pu obtenir un poste au Maroc sans faire allégeance au régime? – et d’avoir bénéficié d’une caisse noire des services secrets tchécoslovaques pour acheter Agrofert. Sentant tourner le vent, ils auraient choisi de rapatrier leur trésor de guerre, caché à l’Ouest, dans un avenir capitaliste. 

Ces accusations lancées par une organisation slovaque ont débouché sur un procès en 2014, mais l’affaire a tourné court. Les archives des services secrets ont disparu, et le tribunal est resté d’avis que si Andrej Babis avait été manipulé par les services, c’était à son insu.

Aujourd’hui, Agrofert est la 3e entreprise tchèque par son chiffre d’affaires, derrière Skoda et l’entreprise nationale d’électricité ČEZ, contrôlée par le Ministère des finances.

Hissé au rang d’oligarque – sa fortune de plus de 2 milliards d’euros fait de lui le 2e homme le plus riche de Tchéquie – il se lance dans la course vers un nouveau pouvoir: la politique.

Il fonde son propre parti, l’Action des citoyens mécontents, l’ANO, en 2011. Il dénonce la corruption, l’Europe et la collusion des élites praguoises avec les milieux d’affaires. Son petit mouvement «anti-système» vivote. Les grands médias l’ignorent. Les élites se moquent gentiment d’Andrej Babis, de son accent slovaque et de ses fautes de grammaire.

Inculpé de fraude début octobre

En 2013, il rachète le groupe de presse MAFRA, qui édite notamment les deux grands quotidiens tchèques Mlada Fronta Dnes et Lidove Noviny. Le milliardaire entre au cœur de l’arène et son parti rafle un tiers des voix au Parlement. L’ANO devient la 2e force politique du pays. Andrej Babis est brillamment élu et nommé vice-premier ministre et ministre des finances.

Surnommé «Babisconi», il ferraille à Bruxelles. Il siège à l’Ecofin, le cercles des grands argentiers européens. Il dénonce le laxisme d’Angela Merkel face aux immigrés, propose d’envoyer l’armée aux frontières tchèques et menace à lui seul de faire capoter une révision de la fiscalité des multinationales.

Deux semaines avant les élections législatives d’octobre 2017, Andrej Babis est inculpé de fraude dans l’affaire dite du «Nid de cigognes», du nom de sa ferme ultra-moderne.

L'affaire du «Nid de cigognes» a donné lieu à nombre de parodies sur le net. © DR

Le ministre et candidat est soupçonné d’avoir bénéficié de manière indue de subventions européennes, selon une enquête de la police tchèque et de l’Office européen de lutte antifraude (OLAF). Les médias – internationaux surtout, prédisent la chute d’Andrej Babis, ou au moins un essoufflement de son mouvement. Il n’en a rien été.

L’ANO a remporté haut la main les élections, vendredi 20 et samedi 21 octobre, avec 29,6 % des suffrages. Face à lui, le Parti social démocrate du Premier ministre sortant, Bohuslav Sobotka, est tombé à 7,3 %, son score le plus bas depuis 1993 et la dissolution de la Tchécoslovaquie.

Andrej Babis a assuré samedi que son parti était pro-européen et qu'il entendait jouer «un rôle constructif» au sein de l’UE. 

F.Pt

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