Actuel / Comment peut-on être cosmopolite?
Doit-on «faire le pari qu’un avenir commun est possible avec l’autre, nonobstant son étrangeté»? Telle est la question centrale à laquelle Alain Policar consacre un ouvrage important, bienvenu, et passionnant.
Ouvrage important, car il discute et défend, sur les thèmes de l’humanité et de l’accueil, des thèses dont le lecteur ne peut que reconnaître la solidité, et admettre, le plus souvent, la pertinence. Ouvrage bienvenu, car il aborde des problématiques aujourd’hui brûlantes concernant l’identité nationale, ou les migrants. Ouvrage passionnant, car c’est toujours avec un très grand intérêt que l’on suit l’auteur dans sa réflexion aussi documentée qu’approfondie.
Un minutieux travail d’analyse au service d’une «exigence absolue»
L’objet de l’ouvrage est «de donner à la notion d’humanité sa portée politique». Autrement dit, de «montrer ce que pourrait être un cosmopolitisme authentiquement politique» en dégageant «le sens du cosmopolitisme».
En raison de l’importance des enjeux d’ordre politique, social, et humanitaire, ce travail répond à une «exigence absolue», dont l’auteur souhaite «faire partager l’urgence». Tout va donc se jouer autour de trois mots-clés: cosmopolitisme, humanité, et politique, qui seront au cœur des analyses proposées dans une série de six chapitres qui s’enchaînent de façon très heureuse.
Le premier établit la nécessité de prendre en compte la nature humaine pour fonder une éthique soucieuse de tous les hommes, dont (surtout) les plus faibles. Le deuxième montre que le cosmopolitisme n’est pas ennemi de l’État-nation, et que l’on peut concilier «un ordre cosmopolitique… et l’Etat-nation démocratique». Le troisième, un des plus importants à mes yeux, fait voir toute la richesse de «l’innéité humaine». Le quatrième dénonce une conception réductrice de l’identité propre à l’«hystérie», ou à la «barbarie», identitaires. Le cinquième explicite la notion de «cosmopolitisme enraciné», en montrant la supériorité du «patriotisme républicain» sur le nationalisme chauvin. Le sixième, enfin, établit la possibilité, et l’urgence, d’un nouveau «niveau», décalé, et transnational, de gouvernance, incarnant une philosophie de l’hospitalité.
Pour un humanisme réaliste
Une idée forte est ainsi affirmée dès les premières pages: on ne peut saisir le sens du cosmopolitisme qu’en se référant à la notion de nature humaine. Policar plaide pour une réhabilitation de cette idée, naguère mise à mal par le structuralisme. Sans elle, on ne peut fonder ni une défense de l’autonomie, ni une défense de la démocratie. Seule, elle permet de comprendre ce que peut signifier le «perfectionnisme».
Mais il faut à la fois concevoir l’humanité comme un «être moral» (fin de tout perfectionnement individuel), constitué par la «communauté des humains»; et la saisir dans les «universaux» sur lesquels ouvre «l’innéité humaine» dans sa richesse. C’est pourquoi il faut parler d’un «humanisme réaliste et biologiquement informé», qui se fonde sur la prise en compte de «notre nature humaine commune», telle donc que les recherches contemporaines sur les universaux anthropologiques nous aident à la saisir.
Bien qu’Emmanuel Mounier ne soit jamais cité, il me semble que cet «humanisme réaliste» débouche sur une véritable philosophie de la personne. «Seuls les individus possèdent une valeur intrinsèque», parce que, précisément, tout individu est plus que l’ensemble de ses seules appartenances: la personne qu’il est déborde ses marques d’identité individuelle. Au fondement de la «personne individuelle», il y a «l’humanité, en tant qu’être moral».
L’«humanisme civilisationnel» dans un jeu à trois partenaires
Policar évoque aussi un «humanisme civilisationnel», regardant l’espèce comme un ensemble de relations. Il faut accorder à la relation une portée fondamentale. Mais relation entre qui et qui? Un des intérêts principaux de l’ouvrage me paraît résider dans le choix qu’il fait de penser l’action politique à l’échelle du monde. Car «il y a des problèmes propres à cette échelle», et «la politique doit s’y hisser».
Ce faisant, on comprend que la seule façon de s’y retrouver dans l’analyse des rapports entre les individus et les États (et donc, dans la question du cosmopolitisme!), est de prendre en compte non pas deux, mais trois «acteurs», à savoir les individus, l’État et l’humanité. Les relations entre les individus et l’État ne peuvent être saisis dans leur complexité que si l’on se réfère aussi à un niveau supra-étatique.
L’homme (premier niveau d’analyse: l’individu), comme citoyen, est engagé dans une «fidélité singulière» avec un État-nation particulier (deuxième niveau d’analyse: l’État-nation), envers lequel il a des «devoirs politiques». Mais ces devoirs politiques ne sont pas exclusifs, car «l’exercice des droits ne peut être légitimement limité par la souveraineté des États». En dernière analyse, c’est «le principe d’universalité des droits humains» qui prévaut.
La souveraineté des États est donc, en quelque sorte, limitée par les droits de l’homme, qui sont «la propriété inaliénable des sujets», du fait de l’appartenance à l’humanité, qui leur est «donnée». L’individu humain a «l’humanité en partage». Le caractère humain (être membre du «nous» de la communauté humaine») prévaut sur le caractère national (être membre d’une nation). «L’appartenance au genre humain excède l’identité citoyenne».
Le troisième niveau, sans lequel les deux autres perdent leur sens, est celui de la «communauté humaine, fondée sur une nature partagée». Ce que Policar exprime en écrivant que «le sentiment d’appartenance à la communauté des humains exprime l’essence même du cosmopolitisme». Le «droit cosmopolitique» repose sur l’appartenance fondamentale des hommes à l’humanité.
Et le cosmopolitisme alors?
Il existe plusieurs «versions» du cosmopolitisme. Policar défend l’idée d’un «cosmopolitisme enraciné», qui présente deux grandes caractéristiques.
La première est de prendre acte de «l’appartenance civique» à des patries. Sans tomber dans l’idéologie de l’enracinement, Il faut laisser leur part aux racines. Le cosmopolitisme n’est pas ennemi de l’État, dont il faut «garder le meilleur du rôle». II ne s’agit pas d’éradiquer les différences, même de nationalités: «L’identité cosmopolite est le moyen d’un rapport plus juste à la nation». Il faut concilier édification nationale et justice cosmopolitique globale – ce qui passera par un renforcement des principes de l’État de droit, qui devront être étendus au monde entier.
La seconde caractéristique de ce cosmopolitisme enraciné est d’être «d’abord moral». Il se fonde sur le principe d’«égale considération due à chaque être humain». «Le cosmopolitisme authentique» a «l’universalisme moral» pour «composante essentielle». Il est un «individualisme éthique».
Tout l’ouvrage est finalement une vibrante défense et illustration de l’éthique, par quelqu’un pour qui il est impossible de séparer politique et morale. Il faut «assujettir le droit aux exigences de la morale». «Il existe des normes universellement contraignantes que l’on nomme communément éthiques». Les droits sont liés à l’appartenance au monde humain. Le cosmopolitisme devient alors l’affaire du genre humain tout entier, puisqu’il exprime et tente de réaliser une exigence éthique propre à l’espèce humaine (humanisme réaliste).
On retrouve alors, dans une analyse fondamentalement inspirée par les thèses kantiennes, la notion d’idéal régulateur: le cosmopolitisme doit être pensé comme «processuel». Il a le statut d’un «idéal régulateur» déterminant l’horizon d’un «processus sans fin» de construction démocratique. Il est toujours à construire dans le cadre d’une histoire (d’histoires?) dont il fait voir à la fois la finalité et le sens. C’est un ce sens qu’il peut être vu comme «le stade suprême de l’humanisme».
C’est pourquoi, en définitive, cet ouvrage aurait pu être titré aussi bien «comment pourrait-on ne pas être cosmopolite?»!
Retrouvez l'article original sur le site The Conversation.
Et aussi:
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