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Actuel / Barbara Miller: «La situation des femmes en Suisse est préoccupante»


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Barbara Miller, réalisatrice, évoque pour Bon Pour la tête sa pratique de cinéaste féministe engagée, révélant les coulisses de «#Female Pleasure», une des sensations cinématographiques de l’année 2018, primé dans plusieurs festivals internationaux.




Emmanuel Deonna

Chercheur en sciences sociales, journaliste indépendant et Président de la Commission Migration, intégration et Genève internationale


#Female Pleasure raconte de manière saisissante la résistance des femmes, aux quatre coins du monde, à la pensée misogyne, à la diabolisation de leur corps ainsi qu’aux violences psychologiques et sexuelles qui leur sont infligées par les hommes. Après s’être intéressée au clitoris et à l’exposition des jeunes, dès leur plus jeune âge, à la pornographie dans deux reportages pour la télévision publique suisse alémanique, Barbara Miller a consacré un long-métrage documentaire au combat pour les droits humains et la liberté d’expression de trois bloggeuses à Cuba, en Chine et en Iran (Forbidden Voices, 2012). Dans ce sillage, elle s’interroge sur la vie intime des femmes, la perception et le traitement réservés à leur corps et à leur sexualité dans différentes religions et cultures du monde. Elle a souhaité réaliser un tour d’horizon de ces phénomènes au niveau global. Et explorer l’influence exercée en toile de fond par les traditions religieuses. A l’issue de nombreuses conversations avec des femmes et de longues recherches sur le sujet, elle décide de documenter le parcours de cinq activistes. Chacune d’entre elles ont en commun d’avoir brisé le tabou de la violence qui leur a été infligée. Chacune a décidé d’endosser le rôle de porte-drapeau, de lutter publiquement et avec détermination contre la violence à l’égard des femmes et la répression de leur sexualité.

Violences masculines et négation du plaisir féminin: un phénomène global

Au total, Barbara Miller a passé cinq ans avec cinq femmes au destin à la fois hors du commun et exemplaire: Deborah Feldman, auteure américaine, a échappé à l’enfer qu’elle vivait au sein de la communauté juive hassidique de New York; la psychothérapeute somali Leyla Hussein s’est lancée dans une campagne internationale contre les mutilations génitales féminines après avoir subi enfant cette torture;  l’artiste manga japonaise Rokudenashiko doit se défendre devant la justice japonaise pour son travail plastique qui met à l’honneur le sexe féminin; la chercheuse bavaroise Doris Wagner, une ancienne nonne, dénonce publiquement, par le biais de livres et d’interventions dans les médias, les abus qu’elle a subis dans une congrégation spirituelle romaine; Vithika Yadav s’engage dans la prévention des violences sexuelles et l’éducation amoureuse dans les rues de Dehli et sur les réseaux sociaux indiens. Barbara Miller a noué des rapports de complicité et de confiance avec chacune de ces cinq femmes exceptionnelles. Ceux-ci se reflètent dans la forme et la qualité des entretiens réalisés. Le courage et la détermination de ces femmes s’observent au quotidien: dans les activités de leurs ONGs, leurs interventions dans l’espace public et dans les médias. Cependant, la caméra permet aussi de les voir évoluer dans leur contexte familial et intime. On les découvre en train de faire de l’exercice physique, de se maquiller, de se coiffer, de passer du temps en compagnie de leur compagnon et de leurs enfants. Elles prennent également le temps de contempler de très beaux paysages végétaux et marins. L’environnement extérieur majestueux fait écho à leur courageux combat intérieur. On passe d’une histoire à l’autre à mesure que le récit, grave mais pas pessimiste, progresse. Le montage du film souligne de façon éloquente la communauté de destins qui lie ces cinq femmes et la valeur paradigmatique de leur expérience. #Female Pleasure célèbre leur féminité joyeuse, illustre leur courage et la justesse de leur combat.

Barbara Miller avec Rokudenashiko, Leyla Hussein, Vithika Yadav et Doris Wagner. © Mons Veneris

BPLT: Comment se sont tissés les liens avec les cinq héroïnes de #Female Pleasure? Comment vivent-elles aujourd’hui le succès rencontré par le film?

B.M: Ces cinq femmes représentent des centaines de milliers d’autres femmes (voire plus) confrontées aux mêmes problèmes. En discutant longuement avec elles, je me suis rendue compte que nous parlions bien toutes de la même chose. Malheureusement, dès qu’il est question de femme, cette réalité est universelle. Deborah Feldman, Leyla Hussein, Vikhita Yadav, Rokudenashiko et Doris Wagner étaient déjà bien avancées sur le plan de la conscientisation. Elles étaient déjà actives publiquement au moment où je les ai rencontrées. Par exemple, Doris Wagner avait publié un ouvrage qui n’avait pas encore obtenu beaucoup d’écho. L’aventure autour du film a duré cinq ans. Nous avons établi rapidement des rapports de grande confiance. J’aurais pu en réalité faire plusieurs films de nonante minutes en explorant la façon de vivre et de penser de chacune d’entre elles. Mais je ne souhaitais pas me confiner au registre du reportage. Je voulais montrer ce qu’il y a de commun dans leur trajectoire. Elles représentent la voix de toutes les femmes qui ont le courage de résister et de dénoncer les violences. Toutes les cinq ont eu énormément de plaisir à se rencontrer une fois le film terminé. Quatre d’entre elles étaient présentes lors de la Première mondiale au Festival de Locarno l’an dernier. Elles échangent très régulièrement entre elles via leur groupe What’s app. Elles se sentent liées aujourd’hui par une vraie communauté de destins.

Les héroïnes du film prennent de grands risques en dénonçant les violences qu’elles ont subies et que subissent les femmes dans leur environnement. La médiatisation de leur histoire personnelle était-elle une nécessité vitale pour elles dans un tel contexte?

Pendant le tournage, Deborah a décidé de quitter les Etats-Unis. Cependant, elle a estimé qu’elle devait s’appuyer sur les grands médias nationaux en popularisant son histoire pour garantir sa sécurité personnelle. Sa communauté hassidique d’origine est en effet extrêmement remontée contre elle. C’est pourquoi on la voit dans le film sur les plateaux d’Anderson Cooper sur CNN et d’autres médias nationaux de grande audience. Le récit de Doris Wagner a aujourd’hui plus de retombées qu’au début du tournage. Sa rencontre avec l’archevêque de Vienne a été médiatisée. D’une part, il a reconnu le mal que l’Eglise catholique a fait à Doris à titre personnel, ce qui revêtait une grande importance pour elle. D’autre part, il aussi publiquement déploré le silence emblématique de l’Eglise catholique dans cette affaire. Aujourd’hui, selon les statistiques, 30% des nonnes sont violées ou subissent des violences sexuelles. Doris Wagner s’est adressée au pape à plusieurs reprises depuis plusieurs années, sans obtenir de réponse. Le mois passé, pour la première fois, l’Eglise a reconnu publiquement l’ampleur du problème des abus commis contre les sœurs en son sein. D’une manière générale, les stratégies de dénonciation publiques ont suscité les réactions les plus violentes dans les cas de Deborah Feldman et Leyla Hussein. Cette dernière a reçu de nombreuses menaces de mort dans le cadre sa campagne internationale pour mettre un terme aux mutilations génitales féminines.

Dans le film, on voit justement Leyla Hussein à l’œuvre avec une communauté de femmes et d’hommes d’une tribu Massaï au Kenya. Comment s’est déroulée cette partie du tournage?

Nous étions bien introduits par l’ONG The Girl Generation co-fondée par Leyla Hussein et déjà active dans la région. Officiellement, le gouvernement kenyan – tout comme son homologue somalien – ont interdit les mutilations génitales féminines. Mais la tradition est plus forte que la loi. Comme on peut le voir dans le film, Leyla Hussein explique que l’excision empêche les femmes d’avoir du plaisir sexuel et provoque d’autres gros problèmes. Elle a dialogué longuement avec ces femmes et ces hommes. Plus l’on passe de temps à en parler, plus les interlocutrices et les interlocuteurs sont enclins à changer d’idées.

Leyla Hussein en pleine conversation avec un groupe de femmes massaï, au Kenya. © Mons Veneris

Les hommes Massaï ont accepté d’aborder ouvertement la problématique dès qu’ils ont compris que Leyla Hussein était engagée dans une campagne internationale contre les mutilations génitales féminines. Il était intéressant de remarquer qu’eux-mêmes souffrent de cette réalité. Ils fréquentent des prostituées d’autres tribus qui n’ont pas subi d’excision pour pouvoir partager le plaisir sexuel. Ils ont confié qu’ils regrettaient de ne pas pouvoir exprimer leurs émotions à propos de la sexualité et des injonctions de performance implicites qui pèsent sur la leur. A Londres, les jeunes somaliens ont été horrifiés une fois confrontés à la réalité des mutilations génitales féminines que leur a présenté Leyla Hussein.

Comment se fait-il selon vous que les violences physiques et psychiques à l’égard des femmes et de leur corps perdurent avec une telle intensité? Comment peut-on remédier à cela?   

La pratique des mutilations génitales féminines est liée à l’idée que le corps des femmes doit absolument être contrôlé. Le contrôle du corps féminin donne à l’homme une impression de force et de puissance. Or, ce n’est pas le cas. Si les femmes éprouvaient du plaisir sexuel et pouvaient décider de leur sexualité, ce serait mieux pour les hommes et pour les femmes. Les femmes simulent l’orgasme partout dans le monde. Elles n’osent pas se faire entendre sur le sujet de leur sexualité. Pourtant, si elles et ils pouvaient ouvertement parler de leurs besoins et de leurs désirs sexuels, les choses seraient beaucoup plus faciles pour les hommes comme pour les femmes. Les femmes et les hommes devraient pouvoir parler librement de leurs émotions, devraient pouvoir aussi évoquer leurs insécurités. Si c’était le cas, les rapports sexuels entre hommes et femmes seraient probablement beaucoup plus détendus et procureraient beaucoup plus de plaisir. Malheureusement, la pornographie mainstream consommée partout dans le monde sur internet diffuse des idées et des croyances toxiques pour les deux sexes, comme par exemple à propos de la taille du pénis de l’homme, son devoir d’endurance à l’effort, le fait que les femmes doivent tout accepter, l’ignorance du plaisir procuré par le clitoris, etc. Ces idées et fausses croyances sont extrêmement néfastes. 90% des hommes dans le monde consomment de la pornographie sur internet. Et les statistiques indiquent aussi que plus la répression de la sexualité féminine est forte, plus la consommation de pornographie est grande.

Le procès intenté à la plasticienne japonaise Rokudenashiko pour ses œuvres mettant à l’honneur le sexe féminin illustre bien vos propos. Comment celle-ci vit elle aujourd’hui cette situation?

Comme l’illustrent les scènes du film, la perception du corps et du rôle des femmes au Japon est très loin de la réalité. La société japonaise est aussi très conformiste et intransigeante envers les moutons noirs qui ne suivent pas la norme dominante. Des avocats ont proposé spontanément de l’aide à Rokudenashiko. Et, dans le cadre de son procès, elle a aussi eu la chance de rencontrer son mari, un musicien irlandais qui avait composé et mis en ligne une chanson pour la soutenir. Ce qui fait qu’elle prend tout cela avec humour. Le couple vit aujourd’hui entre Tokyo et Dublin où elle bénéficie de plus de liberté. Si la cour suprême confirme sa condamnation ou la commue en peine pécuniaire, elle devra collecter de l’argent parmi ses soutiens. En visitant son petit village d’origine en périphérie de la capitale, j’ai pu constater que son père était fier de son action. Mais ce n’est pas le cas de sa mère qui a honte de sa fille. #Female Pleasure n’a pas été projeté dans le pays jusqu’à présent. Un article favorable à son art est cependant paru dans Newsweek Japon. Il faut espérer qu’il puisse avoir une influence positive sur le jugement final.

Où le film a-t-il été projeté jusqu’à présent? Quelles sont en général les réactions du public?

Le film a notamment reçu le Prix des droits de l’homme au Festival de Thessalonique et au Festival d’Istanbul, ainsi que le Prix interreligieux au Festival de Leipzig. C’était magnifique de recevoir ce prix. En effet, #Female Pleasure n’est pas un film contre la religion en général et je respecte totalement la foi des personnes. Il montre cependant que des structures patriarcales oppressives sont ancrées dans la société depuis des millénaires, que la religion est aujourd’hui encore interprétée de façon misogyne pour rabaisser les femmes, nier leur valeur et les asservir. L’objectification du corps des femmes ainsi que la façon de les rendre honteuse de leur corps servent aussi les intérêts du capitalisme, de l’industrie du vêtement et de la chirurgie esthétique. Le mois dernier, le film a été projeté en Pologne. Il a reçu le Prix du public. Dans ce pays profondément catholique, les gens ont pu échanger librement à propos du statut des femmes dans l’Eglise avec l’ancienne nonne Doris Wagner. De nombreux jeunes assistaient à la projection, mais des retraités étaient aussi présents. Un tiers de la salle était masculin. Les gens se questionnent manifestement beaucoup et étaient très reconnaissaient de pouvoir échanger librement sur ces sujets. Le film a aussi été projeté à Istanbul. Là aussi, on pouvait ressentir le besoin du public de discuter de ces sujets – la religion, la sexualité, les femmes – et c’était beau de voir les gens oser s’exprimer. Jusqu’au dernier moment, je craignais que l’événement ne puisse pas avoir lieu. Mais finalement nous avons reçu aucune réaction négative.

Votre conscience féministe personnelle s’est-elle forgée par votre éducation? Quel regard portez-vous sur la situation des femmes en Suisse aujourd’hui? D’après-vous, quels sont les revendications principales portées par la grève féministe nationale du 14 juin?

J’ai eu la chance de grandir dans une famille où régnait l’idée d’égalité. Ma mère m’a fait comprendre qu’en tant que fille j’étais l’égale des garçons, que toutes les possibilités devaient s’offrir à moi, y compris celle d’explorer mon corps. Mon père m’a donné le sentiment que je pouvais faire les mêmes choses que les garçons. Cependant, j’ai été rapidement conscientisée aux inégalités hommes-femmes dans la société. Avant de me lancer dans la réalisation de films, j’ai d’abord étudié le droit en pensant que ce serait une bonne façon de faire changer les choses. La situation des femmes en Suisse est préoccupante. Il y a peu de femmes à des postes à responsabilité. Les femmes gagnent en moyenne en tous cas 20% de moins que les hommes. La protection des femmes par la loi est lacunaire. La culture du viol est toujours prégnante. Les femmes ont peur de dénoncer les violences sexuelles qu’elles subissent à la police. La grève féministe du 14 juin doit permettre de faire passer un message sans équivoque. « Le temps pour l’égalité des rôles, l’égalité des salaires, pour l’égalité des droits est arrivé ! Nous vivons au 21ème siècle ! ». Les discriminations contre les femmes enceintes et les mères sont aberrantes. En Allemagne et d’autres pays européens, il existe des congés paternité. Nous avons besoin de pères aimants qui puissent servir de référence pour aider les enfants à grandir. L’obligation pour les femmes de rester à la maison lorsqu’elles ont un enfant est malheureusement encore très souvent la norme. Au cours de vingt dernières années, l’augmentation du salaire des femmes a été d’à peine 0.5%. Les femmes perdent ainsi douze milliards de francs par année. Il fait aussi se rappeler qu’elles n’avaient pas le droit de choisir leur travail et de posséder un compte bancaire avant 1978. Quant au viol dans le cadre du mariage, il a été criminalisé seulement en 1991. Tout cela est vraiment une honte pour un pays aussi moderne et aussi riche que la Suisse ! Nous avons encore énormément d’efforts et de progrès à accomplir!


La bande-annonce de #Female Pleasure:


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