Chronique / Big Mother Data au miroir critique de la fiction
Le Big Brother de l’ère numérique est une hydre mondialisée. Les uns y voient la fin robotisée de l’humanité. Les autres une mutation qu’il s’agit de maîtriser. Fabuleux terrain d’observation et d’exercice pour l’imagination des écrivains et des artistes. Bientôt vingt ans après le Truman show, le romancier Dave Eggers, avec Le Cercle, brosse une fresque critique étincelante à la Orwell. Et Don DeLillo, dans Zero K, paru ces jours, observe les retombées humaines de l’idéologie transhumaniste en mal d’immortalité.
Droit au but! Droit au but? Droit au but ce sera, pour tout de suite, le paradis, et pour plus tard la vie éternelle. Est-ce que ça vous tente? Si c'est le cas, on embarque! D'abord pour la Californie, ensuite pour la Confluence.
Donc tout de suite, voici le paradis du Cercle où la jeune Mae Holland débarque un jour de son trou de province. Le Cercle? C’est d’abord l’Entreprise, au top mondial depuis quelques années, qui concentre plus de 10 000 collaborateurs dans son campus des abords de San Francisco, noyau dur d’une constellation planétaire comptant des millions d’affiliés et dirigée par un trio de Sages.
L’Entreprise, ce serait Google+Facebook+Amazon+XYZ en un seul multipack soumis à la même idéologie-qui-gagne, en un mot: le paradis où tout est fun et rentable, à quelques conditions (infernales) près.
Et le trio des Sages, formé d’un geek génie du numérique en sweat à capuche, d’un manager richissime vivant comme un richissime manager et d’un communicateur grave sympa, il est démarqué de personnages réels non moins typés, de Bill Gates à Steve Jobs, ou de Jeffrey Preston Bezos à Mark Zuckerberg ou Sundar Pichai, entre autres.
Ici l’on positive!
L’entrée du paradis, pour la jeune Mae Holland, 24 ans et toutes ses dents de croqueuse ambitieuse, est radieux sous l’azur californien et ses vastes pelouses sont pavées de pierres dont les inscriptions signifient autant de bonnes intentions: «Rêvez!», «Participez!», «Rejoignez la communauté!» «Innovez!», «Respirez!».
Illico Mae sent qu’elle doit à son amie Annie, ancienne coloc de fac qui fait désormais partie du Top 40 des responsables du Cercle, et à laquelle elle doit son engagement dans la communauté des élus, cette seconde naissance. En quelques heures, puis en quelques jours, elle va découvrir les merveilles réelles de ce paradis où tout est possible, tandis que nous, pauvres pécheurs lecteurs, nous pressentons le piège de moins en moins virtuel…
En moins d’un jour, visitant les bâtiments mirifiques du Cercle, les immenses bureaux en open space pleins de gens souriants, les restaus conviviaux, les boutiques ludiques, les espaces dancingo-sportifs, la phénoménale bibliothèque d’un des trois Sages, les immenses salles de «réu» et j’en passe, Mae Holland est éblouie et transportée au septième ciel, et ce d’autant plus que les amis d’Annie ont vite fait de l’initier (principes basiques du Cercle) et de l’appareiller (bureau perso, ordis griffés dernier cri et à son nom, etc.).
En quelques jours ensuite, dûment connectée et briefée, elle va constater que tous positivent autour d’elle, qu’elle existe pour tous, que tous attendent d’elle quelque chose («Il faut penser communauté» sera la première règle), que sa bonne volonté fait vite d’elle une star éventuelle, mais attention: chaque geste qu’elle accomplit est aussitôt noté et évalué de près (Annie et le staff l’ont à l’œil) autant que de loin: ses milliers de followers sont prêts à l’acclamer ou à s’inquiéter du moindre de ses manquements.
Car non seulement il faut «penser» communauté, mais il faut agir et réagir en phase avec les préceptes et les nouveautés géniales issues des cerveaux du Cercle. Et gare, Mae, si tu ne partages pas ta passion du kayak ou si tu ne dis pas au Cercle que ton père a la sclérose en plaques, vu que pour les assurances et le suivi médical le Cercle assure!
Premier exemple d’innovation conçue par l’un des Sages et en voie de commercialisation mondiale: la mini-caméra connectée, à 50 dollars l’unité, qui va vous renseigner sur ce qui se passe dans le jardin de votre voisin ou ce que font les djihadistes à Mossoul, sur telle rue de Corée du nord ou tel camp de réfugiés en Libye (vocation de surveillance politico-humanitaire du Cercle), étant entendu que plus rien des actes inappropriés des Terriens n’échappera désormais à l’œil de Big Mother Data. D’ailleurs certains politiciens seront les premiers à se réclamer de cette transparence et à se prêter à l’expérience proposée par les Sages du Cercle.
Tous connectés, tous transparents
Ceci pour la transparence sociale et politique, mais nous sommes tous concernés, et Mae Holland va la vivre, cette transparence au quotidien, en devenant le cobaye, puis la mascotte du Cercle, pour les idéologues duquel la vie privée de chacun et le moindre secret personnel sont des atteintes à l’idéal communautaire.
A ce propos, relançant le thème de la langue de bois (novlangue) d’Orwell, dans 1984, où le mensonge devient la vérité et vice versa – un peu comme dans la tête à l’envers de Donald Trump! –, Dave Eggers synthétise quelques-uns des préceptes moraux et sociaux du Cercle par des formules-choc reçus et intégrés par Mae et ses followers comme des articles de catéchisme :
LES SECRETS SONT DES MENSONGES
PARTAGER C’EST AIMER
GARDER POUR SOI C’EST VOLER
Dans un tout autre contexte, le logicien soviétique Alexandre Zinoviev, grand démystificateur de l’idéologie communiste, écrivait dans L’Avenir radieux: «Même la vérité nous la mentons, et quant au bien nous le faisons comme le mal». Quant à Dave Eggers, il réactualise en somme Le Meilleur des mondes selon Aldous Huxley (publié en 1932) évoquant déjà une dictature aux dehors de démocratie, prison sans mur dont les prisonniers n’auraient pas l’idée de s’évader, système de dépendance fondé sur la consommation et le divertissement dont les membres bien soumis (bonjour Houellebecq!) préféreraient leur servitude soft à une liberté plus hard.
Les failles du système
Comme on peut s’y attendre, cependant, la mise à nu de la vie publique et privée de la jeune femme, suivie et commentée 24 heures sur 24 par la meute de ses «amis», ne sera pas tout à fait sans faille, et le sexe sera la paille dans le mécanisme après sa rencontre d’un personnage pas vraiment net qu’elle a dans la peau.
Et puis il y a Mercer, l’ex un peu pataud de Mae Holland, artisan-artiste sculptant des bois de cerfs et dirigeant sa petite entreprise, ni branché ni connecté et déplorant que toute communication avec son amie se trouve répercutée sur les réseaux sociaux, au dam de tout contact personnel ordinaire.
Or Mae, devenue superstar du Cercle, ne saurait tolérer aucune critique de ce paumé à bajoues naissantes (à 25 ans!) outrageusement imbu de son indépendance. Ainsi entreprend-elle, pour le sauver, de le traquer publiquement au moyen d’une caméra mobile, au fil d’une véritable chasse à l’homme en pleine nature sauvage, rappelant les plus sombres épisodes de la série critique Black Mirror ou la fuite du protagoniste de Truman show, jusqu’à la mort «accidentelle» du dissident.
Belle fable romanesque, limpide et lisible par tous, adaptée au cinéma de manière assez superficielle par James Ponsoldt, avec Emma Watson dans le rôle de Mae Holland, Le cercle de Dave Eggers illustre bien la formidable emprise des empires numériques sur notre vie quotidienne (un clic et je balance cette chronique sur BPLT via le cloud, touchant virtuellement mes 4000 amis Facebook) autant que sur le commerce et l’industrie, la Bourse et la gouvernance politique.
Mais jusqu’où ira le pouvoir des big data? C’est la question que posent Marc Dugain et Christophe Labbé dans L’Homme nu, qui constitue en somme la version documentaire factuelle de l’univers évoqué par Dave Eggers, où les auteurs décrivent un homme de demain entièrement inféodé aux grandes entreprises dominant les technologies nouvelles de l’information, plus puissantes que les institutions et les autorités politiques. Sous couvert de démocratie, la Technologie et l’Argent règnent en réalité, même si le Président tweete que c’est lui le boss!
Dans la foulée, les auteurs abordent une question plus fondamentale encore touchant à l’avenir de l’humanité et à l’idéologie dite du transhumanisme, laquelle postule l’avènement d’une sorte de surhomme robotisé.
De la complétude à la Confluence
A un moment donné, dans Le Cercle de Dave Eggers, qui ne développe pas vraiment cette thématique, une nouvelle inscription apparaît cependant sur l’une des pierres de la pelouse vert espérance du campus, proposant de «Penser la complétude», et de «compléter le cercle». Cela faisant allusion, sans doute, à la nouvelle philosophie transhumaniste où d’aucune voient le prochain avenir radieux. Dans la même optique, et tout récemment encore, un grand titre et un dossier du magazine Le Point présentaient la Silicon Valley comme une nouvelle Athènes, dont les penseurs seraient les Platon et les Aristote de demain avec, en point de mire, l’immortalité garantie par la déesse Science.
Si Marc Dugain et son compère Labbé peignent le diable numérique sur la muraille, dans L’Homme nu, alors qu’un Luc Ferry, dans La révolution transhumaniste, se veut plus nuancé, et que Michel Serres, dans une tribune libre de la revue Philosophie, s’oppose à la vision panique d’une humanité esclavagisée par les robots, c’est finalement dans le dernier roman de Don DeLillo, Zero K, que j’aurai trouvé pour ma part, comme dans Le Cercle, mais en plus vertigineux, la projection la plus vivifiante d’une imagination achoppant à la réalité nouvelle autant qu’aux fantasmagories de notre drôle d’espèce.
Un vrai roman doit passer par le mystère de l’incarnation, si j’ose dire, et c’est dans la chair travaillée par le désir et la maladie, l’irrationnel et la mort que le livre Dave Eggers échappe aux stéréotypes de la dystopie, de même que c’est par la stupeur et les tremblements de Jeffrey Lockart, fils du milliardaire Ross décidé à «offrir» à sa jeune femme, atteinte d’une maladie mortelle, une «suspension cryonique» sous congélation, en attendant son accession à la Confluence immortelle, que Zero K fait participer le lecteur à la «réalité augmentée» de la littérature.
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