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Culture / La guerre, ce véritable objet de notre désir


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Diffusée par Netflix depuis mars, la première saison du "Problème à trois corps" a pris le monde d'assaut. Sur la base d'un roman écrit par un auteur chinois à succès, cette fable apocalyptique nous raconte énormément de choses sur nous et notre société.



Le philosophe slovène Slavoj Zizek étaye souvent ses théories sociales et politiques de blagues, mais surtout d'exemples de la culture de masse et populaire. En illustrant son propos avec des séries télévisées ou la politique marketing de Starbucks, il nous permet de distinguer le discours, ou disons la petite musique de fond de notre époque, avec bien plus d'acuité que toutes les œuvres dites de haute culture. Ainsi la série Netflix Le Problème à trois corps offre un résumé saisissant des passions qui nous agitent depuis quelques années. On pourrait presque y voir un évangile tant son scénario est lisible comme un résumé de toutes nos craintes, de nos désirs et de nos croyances.

Cette série en neuf épisodes, pour lequel nous attendons la seconde saison, est un morceau de bravoure télévisuelle incontestable. On s'amuse bien en la regardant, la production est léchée, les acteurs sont crédibles et les dialogues sont prenants. Lorsque l'on sait que l'auteur des livres qui ont inspiré cette série est chinois, on est également prié de comprendre que la domination absolue de l'Amérique sur la culture de masse ne sera bientôt plus qu'un lointain d'un souvenir. Ce que "Squid Game", la série coréenne, nous avait déjà permis d'entrevoir.

La science-fiction permet à un auteur de projeter dans une œuvre sa vision de la société et de son avenir. L'éclosion de ce genre a eu lieu sous l'effet combiné de notre soudaine connaissance de l'histoire à partir du XIXe siècle, puis des idéologies et des massacres de masse du XXe siècle, qui nous ont fait perdre notre innocence. Dans un monde devenu dangereux et mouvant, l'artiste avait soudain reçu le commandement d'imaginer l'issue de ce chaos.

Après les débuts fabuleux et enfantins de Jules Verne, les boucheries de Verdun puis du Troisième Reich ont définitivement assombri le genre vers les dystopies orwelliennes, mais aussi celles de Huxley, de Clarke, de Bradbury en passant par Philippe K. Dick, jusqu'à Liu Cixin, auteur du Problème à trois corps. Comme si l'optimisme était considéré comme un péché mortel, la totalité de ces auteurs, dont certains sont des géants de la littérature mondiale, ont en commun de nous imaginer un avenir épouvantable, où l'univers concentrationnaire allemand est utilisé comme mètre-étalon de ce que le cerveau humain peut engendrer à son nadir. Le Problème à trois corps n'échappe pas à cette règle.

On pourrait s'arrêter sur trois éléments centraux du Problème à trois corps, réunis sous un dénominateur commun. Le premier élément, c'est la nature même de l'ennemi. Le second élément, ce sont ceux parmi les êtres humains dont on attend la solution. Et le troisième élément, c'est le genre de monde dans lequel on nous promet la victoire sur l'Ennemi. Le dénominateur commun, celui qui résume et englobe tous les autres, c'est ce désir de guerre, central dans un nombre incalculable de productions culturelles de masse depuis des années déjà.

Le premier élément, l'Ennemi, est un miroir parfait des craintes combinées de nos sociétés depuis quelques années. Dans la série, l'Ennemi est une espèce intelligente, lointaine, dont il semble possible qu'elle soit animée des pires intentions concernant la race humaine. Condamnée à des cataclysmes sans fin dans son système planétaire à trois corps, origine du titre, cette espèce a pour projet de conquérir la terre et d'en déloger l'humanité. Les intentions exactes de cette espèce restent floues, mais potentiellement néfastes. Ce qui correspond exactement aux ennemis que nos sociétés affrontent ou croient devoir affronter depuis plusieurs années. Nous ne craignons plus l'invasion de l'Allemagne ou une armée régulière quelconque. Nous craignons désormais le changement climatique ou les pandémies. Comme dans le Problème à trois corps, ces ennemis menacent l'humanité dans son ensemble, n'ont pas de nom ou de visage et semblent invincibles.

Le second élément concerne ceux parmi les humains dont on doit attendre une solution contre l'Ennemi. La série concentre son récit sur un aréopage de jeunes scientifiques, surdoués et nécessairement multiethniques. Torturés par des dilemmes éthiques de façade, ceux-ci vont néanmoins diligemment offrir leurs compétences à un pouvoir qui n'est plus politique, mais financier, sorte de démiurge à la Elon Musk qui prend des décisions discrétionnaires pour la planète entière. La pandémie de COVID nous l'avait déjà appris, comme le discours climatique. Ce ne sont plus de nos jours les papes, les princes et les généraux dont on doit attendre la parole et l'ordre, mais les scientifiques. « Il faut croire les docteurs ! » s'époumonait une cliente âgée d'un restaurant lémanique la semaine dernière. Durant toute la pandémie de COVID, cette antienne nous a été répétée sur tous les plateaux de télévision et dans tous les journaux : il faut croire en la science. Sans jamais relever que cette injonction est en soi contradictoire, puisque la science n'est pas affaire de foi. 2 + 2 font 4, qu'on y croie ou non.

Le troisième élément, déjà visible dans le second, c'est le monde dans lequel on nous annonce que se trouve la victoire contre l'Ennemi. Il serait facile de pointer le fait que l'auteur du livre est chinois, que cela explique pourquoi le problème à trois corps est traversé par un tel dédain de la démocratie. Mais il est également probable que ce mépris pour l'organisation politique traditionnelle soit le fruit même des craintes qui nous hantent. Que ce soit le démiurge aux poches sans fond qui finance les jeunes scientifiques, ou la décision des Nations Unies de confier le sort de l'humanité à trois personnes, sans aucun droit de regard, tout cela illustre notre désarroi face à des instances politiques qui se perdent en des débats interminables qui accouchent de souris.

La guerre qui oppose l'Occident à la Russie en Ukraine fait apparaître que le pouvoir direct d'un seul, même plus faible et plus petit, offre des avantages considérables lorsque l'on est soi-même soumis à des contrôles et des élections interminables. « Je veux que vous paniquiez », criait d'une voix étouffée Greta Thunberg. La panique est incompatible avec la démocratie, avec la discussion et le consensus. Elle exige une action immédiate et irréfléchie. Et pourtant, alors même que cette série se veut une sorte de miroir du début de la Seconde Guerre mondiale, elle ignore complètement que, précisément, c'est la solidité du système démocratique anglo-saxon qui a permis la victoire sur l'Allemagne dictatoriale.

Enfin, parlons du dénominateur commun. Que ce soit dans le Problème à trois corps ou dans les myriades de séries et de films que Netflix nous propose depuis des années au sujet de la Seconde Guerre mondiale, que ce soit dans l'hystérie collective délirante au sujet de la Russie en Ukraine, que ce soit dans les décisions martiales et apocalyptiques prises au début de la pandémie, il est difficile d'échapper à l'omniprésence de ce désir de guerre, du moins en Occident.

La guerre, que l'on assimile inconsciemment toujours à la Seconde Guerre mondiale, mais jamais à la Première, ou à celle de Crimée ou d'Irak, représente ce moment d'union absolue contre le mal absolu, cet instant magique où sont suspendus les divisions et les doutes abyssaux d'une société en perte de sens et de motivation. Enfin, chacun peut se sacrifier pour la collectivité, trouver un sens à sa vie, échapper à l'anémie de la société de consommation, aux exigences de bonheur des médias sociaux, et se jeter dans la fournaise du combat des Justes contre la Bête immonde. Voilà ce qui me passait par la tête, avachi dans mon fauteuil, sirotant mon gin tonic et passant impatiemment d'un épisode à l'autre pour savoir comment se terminerait la première saison.

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